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  • Entretien avec Éric Bénier-Bürckel, troisième et dernière partie

     

     

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    Suite, et fin, de l’entretien avec Éric Bénier-Bürckel, que Juan Asensio et moi avions mené en février 2006. À l’heure où des admirateurs de Leni Riefenstahl mouillent leur treillis à la vision des muscles huilés des occidentaux combattants du film 300, qui revisite, façon Rêve de fer, la fameuse bataille des Thermopyles opposant une poignée de surhommes spartiates à des nuées de Perses, il est réconfortant de se colleter avec l’intelligence de l’auteur de Pogrom, comme avec celle de l’auteur de La critique meurt jeune – qui est aussi, vous le savez, l’infatigable patron du blog Stalker.

     

    Rappel :

    Mon article sur Un prof bien sous tout rapport.

    La critique de Pogrom par Juan Asensio.

    Ma critique de Pogrom.

    Ma critique-fiction d’ Un peu d’abîme sur vos lèvres.

    Première partie de l’entretien.

    Deuxième partie de l’entretien.

     

     

    ON : L’antisémitisme de Mourad – tellement abject, soit dit en passant, que m’a un peu gêné ce personnage d’Arabe trop caricatural, d’autant plus que déjà, le narrateur sans nom de Maniac éructait sa peur et sa haine des Arabes – ne relevait donc pas tant, comme vous le suggériez plus haut – en cela sans doute rusez-vous –, de l’expression même maladroite de votre quête spirituelle, que d’une provocation, fût-elle salutaire, utile à votre « peinture extrême » du Mal…

    Mais revenons, si vous le permettez – sans nous éloigner du problème moral posé par l’esthétique de Pogrom –, à la mort de Dieu. Je me souviens dans Un prof, de cette « omniprésence » de la mort de Dieu, qui n’était à mes yeux qu’une lucide mais très cynique justification a posteriori, par Bucadal, de son comportement monstrueux ; et dans Maniac le narrateur sans nom pouvait fort bien avoir halluciné le délire christique de son père – c’était même l’hypothèse la plus plausible puisque nous étions visiblement face à un schizophrène.

    Il se peut qu’il y ait pourtant quelque chose de beckettien dans votre œuvre – toutes proportions gardées. Le lien serait alors trouvé entre le pur nihilisme dans lequel se débattent vos personnages et ce retour au Christ que vous évoquez ici (autrement dit, entre American Psycho et le Désespéré). Dans vos trois romans en effet, Dieu ne se manifeste qu’en tant que manque, en tant que vide à combler. Mais chez Beckett, le silence qui succède au brouhaha grouillant de la foule humaine, révèle seulement le Néant… Or vous-même prenez vos distances, dans votre réponse précédente, avec l’inqualifiable de Pogrom qui, je vous cite, a « honte d’appartenir à cette humanité qui tue et qui se tue ». Incohérence ?... Comme les errants de Beckett, vos personnages sont-ils donc contraints de tourner en rond, toujours, sans jamais trouver Dieu (quoi que recouvre ce mot) ? Quelle pourrait être l’issue romanesque de ce dilemme littéraire ? Vos romans vont-ils chercher enfin la lumière, ou se complaire en enfer, indéfiniment, au risque de n’être rien de plus que des attractions supplémentaires du parc humain ?

     

    ÉBB : Ce que j’aime bien chez les « hommes infâmes » que je décris, souvent jusqu’à la caricature pour le besoin de ma cause satiriste, vous avez raison, c’est leur univers pulsionnel.     Ce qui m’a toujours intéressé, sur un plan moins spirituel que philosophique, ce sont les rapports de forces et les relations de pouvoirs. Non pas les lieux où ils sont coagulés, les grandes instances molaires que sont l’Homme, l’État, la Famille , le Pouvoir, mais les zones diffuses et non localisables où ils naissent et qu’ils traversent. Dans Pogrom, comme dans Maniac, ce n’est pas seulement dans le visible que se déroulent les événements les plus importants, mais aussi et surtout dans l’invisible, à un niveau micro-physique. Il y a des zones d’affrontement partout, des guerres, des conflits, des luttes, mais aussi des résistances, des insurrections, des inversions de rapports, des victoires, des vaincus et des vainqueurs. Sous le calme apparent de l’amour, des tempêtes de haine. Sous la sérénité manifeste de la pensée, des idées chaotiques. Bref, il y a des rapports de forces qui se répartissent sur tous les plans, engendrant une multitude de devenirs (devenir-loser, devenir-animal, devenir-fou, devenir-amoureux, devenir-vieux, devenir-jeune, devenir-mort, devenir-raciste, devenir-antisémite, devenir-écrivain, etc.) De ces devenirs, on peut dire qu’ils se répètent à tous les niveaux, aussi bien dans les faits narrés que dans la narration elle-même, dont la forme répétitive, minimale, veut mimer les micro-événements qu’elle exprime. Le style répétitif – qui puise entre autres ses composants dans la musique de Philip Glass ou de Steve Reich – est comme l’empreinte sur la surface macroscopique de ce qui se trame à un niveau microscopique, surface scripturale où vient s’impacter le jeu micro-physique des affects et des rapports de forces qu’il contracte comme des virus. D’où un style vif, éclaté, faisant valoir au niveau du verbe les chocs et les affrontements virtuels qui le rendent possible. Le propre du bien pensant ou de l’honnête homme est de n’envisager les problèmes moraux ou philosophiques qu’en termes de bien et de mal, de vrai et de faux, de pur et d’impur, de juste et d’injuste, bref de tout rabattre sur le vieux dualisme manichéen qui quadrille l’espace bio-politique occidental en rappelant, comme le fait un Deleuze, qu’il existe un bon désir et un mauvais désir, une bonne façon de penser et une mauvaise façon de penser, une bonne volonté et une mauvaise volonté, une bonne façon de traiter les problèmes et une mauvaise. Or, dans ma perspective romanesque, quand il est question de crime, de violence, de racisme, de ce qui d’emblée est rangé par nos bien-pensants dans la rubrique de l’abjection, il s’agit moins d’émettre un jugement de valeur    négatif – en se contentant de dire, l’index dressé, que « ça n’est pas bien, ça ne devrait pas exister » – que de voir et de comprendre comment ça fonctionne. Dire : « c’est mal, c’est pas bien » ou « c’est anormal » n’élimine pas le problème, loin de là. Il le rend d’autant plus aigu et fascinant. Comment ça marche un pervers, un maniaque, un pédophile, un tueur en série, un délinquant, un violeur, un raciste, un antiraciste, un terroriste ? Voilà la question qui a été la mienne tout au long de la réalisation de mon triptyque. L’empire du bien préfère gommer la réalité qui le dérange en l’accusant d’irréelle, d’insupportable, de fasciste, de folle, de fanatique ou d’irrationnelle, bref de pathologique, que de l’interroger et d’en comprendre la géniale mécanique. De ce qu’il ne veut pas entendre parler, l’homme de bien préfère le taire en le gommant ou en l’enfermant dans un discours censé le ridiculiser ou le minimiser (c’est un phénomène mineur, c’est une pathologie rare), bref en le mettant au ban de ce qui peut et doit être dit. Ce ban doit rester imparlable. Je pense pour ma part, quitte à répéter une évidence, que le roman doit laisser parler l’imparlable, qu’il est un espace réservé à tout ce qui ne peut pas se dire ailleurs. On y donne la parole au meilleur comme au pire. Dans ce sens, mon travail dans mes romans a bien été celui-là : peindre le pire en le considérant comme une manifestation de l’humanité, serait-elle considérée comme inhumaine par la société civile. Dire « le racisme c’est pas bien, la pédophilie c’est encore pire », et les dénoncer en se positionnant contre ne les fait pas moins exister. Quand on écrit un roman, on n’est pas contre mais dans le racisme, on n’est pas contre mais dans la pédophilie, on n’est pas contre mais dans le terrorisme. Se dressant contre, opposant ses forces à d’autres forces, on en pâtit et on s’en nourrit à son insu. Être contre, ce n’est pas seulement être opposé à, mais aussi être tout contre, être attaché et emmêlé à ce à quoi on oppose sa résistance : on repousse quelque chose qui dans le même temps exerce une poussée contre et en nous, espèce de corps à corps hystérique où les forces en tension semblent oublier leur division, si bien que l’affrontement devient un lieu de mélange où les forces spécifiques des uns et des autres circulent sans distinction, se vampirisant mutuellement. Au lieu de repousser, on intériorise les forces de l’adversaire (ce qui prouve bien qu’il existe) et l’adversaire intériorise les nôtres (j’existe aussi pour lui), de telle sorte que chacun devient un peu plus fort ou un peu plus faible qu’auparavant et surtout tend à devenir celui qu’il nie, à le mimer, à parler la même langue secrète, sans rien avoir réglé pour autant. Voilà pourquoi, dans un roman, on n’est pas contre mais dans. Au cœur d’une zone où les adversaires deviennent indiscernables. La vie n’a pas besoin d’être justifiée ou autorisée pour être ce qu’elle est, c’est plutôt elle qui justifie et autorise ce qui existe, le meilleur comme le pire. L’honnête homme ne peut s’empêcher de juger la réalité en fonction de ce que lui dictent sa logique et sa bonne volonté. Quand un phénomène n’est pas conforme à sa pensée ou à ce qu’il s’autorise à penser, il préfère le dénoncer comme maladie ou comme pathologie, ce qui, non seulement le soulage sur son propre compte, mais lui permet aussi de faire l’économie d’avoir à le penser. L’honnête homme se fait le juge d’instruction et le juge de peine du réel et il a toujours déjà virtuellement mis en état d’arrestation ce qui dans la vie n’est pas conforme à son code, à ses valeurs ou à sa logique. Le romancier n’est pas un juge. Il donne la parole à ceux à qui les institutions civiles la confisquent. La vie ne se réduit pas aux seules catégories morales du bien, du vrai, du juste et du sain. Sait-elle ce qu’elle fait, la vie ? La vie, c’est aussi cette réalité « scélérate » dont parlait Sade, réalité qui met en question nos valeurs d’honnêteté et de vertu dictées par la raison normative. Si l’honnête homme considère que sa pensée et sa bonne volonté sont ce qu’il a de plus digne et de plus précieux, le « philosophe scélérat » n’accorde à la pensée d’autre valeur que de favoriser l’activité de la passion la plus forte, d’autre intérêt que de laisser parler le corps et ses affects à travers elle. Le corps a quelque chose à dire. Je me suis intéressé au corps des hommes méchants. Qu’ont-ils à nous apprendre sur nous-mêmes ? Cette scélératesse existe, et plutôt que d’en nier l’existence ou de faire comme si elle n’avait pas lieu d’être, il me paraît nécessaire de l’accueillir, du moins dans l’espace littéraire. Il est plus commode et plus rapide de qualifier de pervers celui qui n’agit pas comme tout le monde, qui n’exécute pas les mêmes figures que tout le monde, qui ne vit pas sa sexualité comme tout le monde, bref qui n’obéit pas aux codes en vigueur, que de prendre la peine d’écouter la langue instinctuelle qu’il parle ou qu’il exprime. Au lieu d’examiner le problème, d’essayer d’en saisir la logique interne, on le liquide d’une pichenette en se pinçant le nez : une façon de se rassurer sur son compte, de montrer qu’on est du bon côté, celui des normaux (des normés), de l’orthodoxie culturelle, des hommes qui pensent et vivent bien, mais aussi de se protéger en dressant un bouclier contre l’homme différent, celui qui échappe aux normes, qui les déborde, et à qui la vie a permis d’exister en tant qu’anomalie. Le romancier fait tout le contraire : le citoyen s’efface en lui pour céder la place à l’inconnu, à l’insaisissable, au hors la loi qui se tient au fond de toute humanité. La vie (les honnêtes hommes comme les scélérats) n’a peut-être pas besoin d’être justifiée par la pensée, encore moins de passer par le tribunal de la raison. L’honnête homme que je suis moi-même à titre privé est vivement intrigué par le scélérat. Peut-être l’envie-t-il secrètement. Le scélérat fait ce que l’homme de bien s’interdit de faire, ou plutôt ce qu’on lui interdit de pratiquer. S’il le traque, c’est peut-être moins pour mettre la main dessus que pour voir jusqu’où il peut aller, pour le suivre dans ses retranchements, surprendre son secret. Le propre du monstre, c’est de montrer, de rendre visible. Ce qu’il montre, c’est l’espace d’indifférence qu’il porte en lui, ce monde diffus et obscur, l’immonde dont je parlais tout à l’heure, qu’il implique et qu’il exprime, ce lieu où la loi et les codes sont suspendus, mis hors circuit, une sorte de no man’s land où tout est possible, même le meurtre, même le viol, que se refusent à explorer les honnêtes gens. Houellebecq écrit dans Rester vivant : « Soyez abjects et vous serez vrais. » Houellebecq emploie ici exprès le langage accusateur, plein de haine et de ressentiment, du gentilhomme. Il ne veut pas dire qu’il faut être méchant, mais qu’il faut laisser être ce qu’il y a de pire en nous, de plus obscur, de plus incompréhensible, afin de pouvoir saisir quelque chose du           « scélérat », de cette vérité ou de cette vie authentique qu’il y a au fond de tout homme, y compris l’honnête. La part maudite de l’être humain est ce que depuis mon premier roman je m’emploie à explorer. Je n’en fais pas l’apologie. Je la regarde en face. 

     

    JA : « Voilà pourquoi, dans un roman, on n’est pas contre mais dans » écrivez-vous. Bernanos était dans Ouine, durant plusieurs années d’un labeur angoissé, acharné, halluciné. La fin du podagre est étrange et, de fait, littérairement, le grand romancier ne se prononce pas sur le sort énigmatique de l’âme de son diabolique personnage : il ne le condamne ni ne le sauve. Pourtant, Bernanos n’avait point une bien grande opinion du type ou du surtype que représente à ses yeux Ouine : l’intellectuel gidien, donc aussi insaisissable qu’une anguille, l’homme creux incapable d’affirmer ou de nier. Certes mais, vous le savez, le plus dur n’est pas tant descendre en Enfer, les portes d’entrée sont nombreuses, que d’en sortir. Autre exemple, cette fois cinématographique, de la facilité, pour un homme intelligent, de s’identifier avec tel abject meurtrier : le superbe Manhunter de Michael Mann. La difficulté est donc moins de contempler, parqués dans leurs malebolge, l’innombrable et fascinante diversité des monstres que de revenir comme Marlow à la surface, sans plus même de cicérone, afin de révéler aux hommes un savoir ténébreux mais aussi de réconciliation (Trakl, T. S. Eliot, Sabato, etc.), à tout le moins d’espérance, d’où ma question relative à ce que vous pensiez être votre horizon d’attente, après ce triptyque.

    Revenons donc à des questions plus banales : quels sont vos maîtres en littérature, en philosophie, si vous en avez dans ce domaine ? Vous avez évoqué Bloy, Dantec, Sade et Houellebecq : d’autres noms encore ?

     

    ÉBB : Monsieur Ouine est un très beau roman, j’y songe comme à un remous monstrueux après que le monde se soit effondré sur lui-même. Mais vous, Juan Asensio, en parlez mieux que personne, je crois…

    Vous étonnerai-je si je vous dis que mes premiers maîtres sont les furieux imprécateurs de l’Ancien Testament ? Viennent ensuite, philosophes en tête, Schopenhauer, Nietzsche et Heidegger. J’ai commis jadis un mémoire de maîtrise sur l’intuition catégoriale chez Husserl, sous la direction de Jean-Luc Marion, après avoir suivi les cours de Pierre Jacerme, heideggerien exceptionnel, au lycée Henri IV, en khâgne (avec Aude Lancelin dans la même classe !). En littérature, il y a Céline, bien sûr, mais aussi Beckett et Thomas Bernhard. Mais je suis de plus en plus persuadé que nos plus grands auteurs français sont Joseph de Maistre, Chateaubriand, Baudelaire et Bloy ! Bref, à l’instar d’un Antoine Compagnon, c’est à la langue des grands Antimodernes du 19e siècle que je voue ma plus vive admiration, à son exigence.

     

    ON : Un prof bien sous tout rapport n’aurait sans doute pas existé sans American psycho de Bret Easton Ellis, n’est-ce pas ? Que pensez-vous de vos contemporains comme Ellis, Murakami Ryû ou Chuck Palahniuk, que l’on évoque plus volontiers, à vous lire, que Joseph de Maistre ou Chateaubriand ?

     

    ÉBB : Dans son excellent roman Défaut d’origine, Oliver Rohe explique qu’il a vécu la lecture de Thomas Bernard comme un viol, un terrible pillage de son propre imaginaire : Bernhard avait volé son œuvre ! J’ai éprouvé la même rage stupéfaite à la lecture d’American Psycho : ce gredin de Bret Easton Ellis me ravissait mon livre ! Le moindre des hommages à lui rendre était d’aller jusqu’au bout d’un projet identique médité et entrepris depuis ma naissance ! Les deux autres auteurs que vous citez, surtout celui de Fight Club, font partie de ceux que je n’ai pas manqué de phagocyter avec grand plaisir lorsque je m’encanaillais la langue du côté des écrivains américains. Je pourrais dire la même chose de l’auteur du Démon et de la Geôle , le très prophétique Hubert Selby Jr. Mais c’est un choc bien moins viscéral que Mort à crédit et Histoire de Juliette, découverts à l’âge où j’allais encore débagouler ma fierté de premier de la classe au collège, alors que, dans le même temps, bienheureusement chevelu, je hurlais et je jouais furieusement de la guitare dans un groupe de Trash Metal – on ne disait pas Black Metal à l’époque –, prêchant la Mort et le Mal à qui voulait bien l’entendre. Mon parcours, mes goûts et mes dégoûts m’ont donc toujours reconduit au génie de la langue française, m’obligeant au fil des années à me corriger violemment le style, encore si cafouilleux dans mes deux premiers romans. Qu’est-ce qu’écrire, sculpter, peindre, composer, danser, sinon se mettre sur la piste de sa propre grandeur ? Oserais-je dire que tout est dans Pascal ? N’est-il pas notre véritable contemporain ? À quoi bon aller chercher l’inspiration en dehors de nos frontières, puisqu’elle est là, en France, au cœur de notre langue piétinée par de sombres crétins analphabètes omniprésents dans la presse et dans l’édition parisiennes, cette dévastation de  cervelle, en attente d’un nouveau souffle !