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  • Amour de Michael Haneke

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    L’appartement d’Amour, le nouveau film de Michael Haneke, n’est pas qu’un décor (fort réaliste, grâce aux talents du cinéaste et de son chef opérateur Darius Khondji), il est la représentation spatiale, topographique et dynamique, du couple incarné par Jean-Louis Trintignant et Emmanuelle Riva et de son rapport au monde extérieur : fenêtres, portes, fermées, ouvertes, seuils, franchissements.

    Après le prologue (porte d’entrée défoncée au bélier par la police), qui nous révèle l’issue fatale pour désamorcer d’emblée tout suspense indécent, le film désormais parfaitement linéaire s’ouvre sur un face à face spéculaire avec les spectateurs du théâtre des Champs-Elysées, venus assister à un récital d’Alexandre Tharaud. Parmi eux, Georges et sa compagne, Anne. Nous n’y verrons rien d’autre que ces spectateurs – comme si le couple s’était déjà retiré d’un monde dont la futile réalité se serait déjà étiolée, prémisse du drame imminent. Le concert commence : il est temps pour nos octogénaires de quitter la scène du monde.

    Une fois dans l’appartement, nous ne le quitterons plus. Très vite, la santé d’Anne se détériore. Absences, hémiplégie, aphasie, dépendance – étapes d’un voyage vers la mort.  Et ce dernier voyage – initiatique –, les amants entendent le faire seuls. S’ils ne se calfeutrent pas comme les Bienheureux de Bergman, c’est que leur réclusion est moins pathologique que métaphysique : il s’agit, pour eux, dont la vie est manifestement passée, de se frayer un passage vers un autre monde où ils seront à nouveau réunis, heureux. Une infirmière infantilisante est renvoyée. Les concierges dévoués sont poussés vers la sortie. Georges ne répond plus au téléphone. « Vous avez votre vie, laissez-nous la nôtre ! » lâche-t-il à  leur fille Eva (Isabelle Huppert). Même elle n’est plus la bienvenue. Lorsque qu’elle se présente à l’improviste, Georges la laisse un temps à la porte et verrouille la chambre où Anne repose. Rien ne doit parasiter la cérémonie : le passage nécessite un absolu dévouement.

    Dès lors l’extérieur est une menace : qu’on sonne en rêve à la porte et c’est l’asphyxie ; qu’une fenêtre s’ouvre et ici Anne s’écroule, là s’introduit un pigeon – évident psychopompe, renvoyé une première fois, puis serré sur le giron du vieil homme qui n’aspire qu’à une chose : libérer l’âme de sa bien-aimée et la retrouver telle qu’en elle-même, assise derrière son piano par exemple : ce même piano sur lequel Georges, pathétique, se met à jouer le bouleversant Ich ruf zu Dir, Herr Jesu Christ (BWV 639) de Jean-Sébastien Bach, rien moins que le thème d’ouverture de Solaris de Tarkovski – un film auquel Amour renvoie secrètement : ce n’est qu’à la disparition des avatars de Khari – malades – que Kris peut enfin rejoindre son îlot d’espace-temps ; de même, Georges ne quittera l’appartement qu’après le dernier souffle de sa femme.

    L’on peut observer cliniquement la planète Solaris ou l’amour du vieux couple : leur essence nous demeure pareillement inconnue. 

     

     

  • Godspeed You! Black Emperor au Rocher de Palmer (1er novembre 2012)

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    © Sébastien Coulombel, 2012

     

    Godspeed You! Black Emperor et moi c’est une longue histoire. Lift your skinny fists like antennas to heaven, l’album aux mille extases offert par ma bien-aimée, synthétisait tout ce qui me faisait vibrer : ambiances pesantes, sombres, électriques, et lent crescendo de cordes, samples et percussions jusqu’à l’explosion (in the sky) avant la redescente. Noise, velléités symphoniques et explorations sonores, bande originale idéale de mes états mentaux, F#a#∞, Slow Riot for New Zerø Kanada (EP), puis Yanqui U.X.O. (à la production trop stevalbinesque à mon goût) m’ont accompagné pendant des années, Slow Riot et Lift your skinny fists surtout, mes immortels aux pochettes cartonnées, le haut du haut du panier de ma discothèque amplifiée avec le monstrueux Soundtracks for the Blind des Swans de Michael Gira. Le concert au Grand Mix à Tourcoing en 2003 fut un grand moment de folie douce, quintessence – à la limite du cliché – de leur art du post-rock (un genre né du croisement du rock progressif, du rock psychédélique et du post-punk / noise / no wave de Sonic Youth et des Swans), qui m’emmena au septième ciel jusqu’au malaise (mon amie C. subit pareille mésaventure lors d’un récent concert de Dominique A au Lieu Unique). Mes seuls regrets, alors, étaient : 1) d’avoir dû rester debout (Godspeed s’écoute allongé) et 2) de n’avoir pas encore découvert les bouchons en silicone (j’alternais alors écoute libre et usage des trop efficaces boules Quies). Mais Jésus m'annonça la bonne nouvelle : le 1er novembre, GY!BE se produirait dans la proche banlieue bordelaise.

    Le concert du Rocher de Palmer à Cenon semble avoir déçu pas mal de monde, à commencer par la joyeuse troupe qui m'accompagnait : finies, ou presque, les grandes envolées d'antan. Plus que jamais les Godspeed You! Black Emperor écoutent de l’ambient et autres bourdonnements machiniques et soignent leurs textures plutôt que leurs partitions. Moldex Rockets dans les conduits auditifs, j’étais paré.

    Fascinant spectacle que ces nappes soniques d'énergie contenue et leurs images d'un monde révolu – annoncé par un « hope » ironique quand montent les drones asphyxiants en ouverture : 

     

     

    Même les pièces les plus anciennes sont moins abrasives et jouissives qu'élégiaques et cérémoniales – je dois néanmoins confesser des hochements de tête quasi psychiatriques –, mais le malentendu persiste : aux oreilles d'aucuns GY!BE devrait encore et toujours expédier son public au nirvana par vagues successives alors qu'Efrim et sa bande n'ont qu'enfer et purgatoire à l’esprit, comme nous l'a rappelé le froid – mais non moins splendide – dernier album, Allelujah! Dont' bend! Ascend! 

     

     

    Après l’épique Mladic (longtemps connu sous le titre Albanian) vient l’heure du grand classique Moya, interprété à la perfection mais que je ne reconnais jamais (pendant la performance, j’étais convaincu, comme en 2003 déjà, d’écouter une pièce de Yanqui UXO).

     

     

    Et puis soudain, Godspeed se métamorphose en Earth et déroule un long doom à la sereine et martiale beauté qui finit par virer au drone avant d’agoniser en un post-rock à se pendre illico aux structures de la salle.

     

     

    La transe démoniaque aura duré une bonne demi-heure, à vue de nez. Peut-être plus. Nous voici vidés, prêts à recevoir comme une offrande l’autre classique de Slow Riot (que j’ai confondu cette fois avec un titre de Levez vos pognes étiques comme des antennes vers les nuées : probablement un dysfonctionnement cérébral). De quoi nous mettre un peu de baume au cœur avant de regagner la réalité – qui chez moi a pour nom : bar.

     

     

     

    Une bière plus loin, l’ami Sébastien C., photographe à capuche, s’est jeté sous les roues d’une twingo. Je suppose que le conducteur, livide, est mort d'arrêt cardiaque quelques ronds-points plus loin, mais l'ami s'en est sorti indemne. « Même pas peur » a-t-il lâché une heure plus tard, Rince Cochon à la main. Le miracle Godspeed a encore eu lieu.

     

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    © Sébastien Coulombel, 2012

     

  • Fragments. Ulnaire

    sébastien coulombel

    © Sébastien Coulombel, 2012

     

    Dormir dans l'Antichambre est pour Ana la seule échappatoire à l'extension du domaine du Mal. « Possédé », avait lâché la prêtresse. Est-ce le prix à payer pour avoir doué la Sophia d'une nouvelle incarnation ? Avons-nous failli à notre tâche ?

    « Votre fils est sous l'emprise d'un démon ».

    Verdict sans appel, mais non sans espoir : trois fois par semaines, nous laissons le Singe blond s'éloigner entre les mains et les prières des exorcistes de Notre-Dame du Mystère. Cris et chuchotements entre les murs du Prieuré. Je t'aime, petit singe.



    Au Blockhaus le temps se désarticulait doucement. Nous n'étions plus Onze mais Vingt-Sept désormais à élaborer les plans de l'Arche et Lady Czartoryska s'éteignait dans son mutisme hautain. Les Logs, stimulés par les échanges d'information, fluaient béats sans égard pour l'imminent départ d'Aouda vers le Nord. Et tandis qu'en équilibre entre K. et Frère Zéro mes doigts martelaient des rapports en mode automatique, je dérivais lentement sur mes paysages intérieurs.



    « As-tu rêvé depuis notre dernière conversation ?

    – Oui.

    – En as-tu retranscrits ?

    – Deux seulement. L'un en mai, l'autre cette nuit.

    – Le printemps peut attendre. Décris-moi ton rêve encore chaud.

    – L'image est celle d'un film monochrome, mais le son me parvient directement : je suis simultanément dans les réalités diégétique et extradiégétique.

    – Oniriques et consensuelles ?

    – Je ne sais pas. Dans le film et en-dehors. Quoi qu'il en soit, je suis spectateur et metteur en scène. Ce qui, soit dit en passant, est exactement la situation du rêveur.

    – Très juste. Et que montre ce film ?

    – Il y a un couple. L'homme, je ne le vois pas. C'était peut-être moi, peut-être pas. La femme, d'abord assise à droite de l'image, se lève et marche lentement vers la gauche, tout en s'approchant du premier plan.

    Était-ce Ana ?

    – Je ne la connais pas mais elle m'est familière. Probablement un mélange d'Ana et de réminiscences d'un mauvais film de maison hantée visionné la veille.

    – Voilà qui explique l'apparence filmique de ton rêve. Elle marche, donc, et ensuite ?

    – Elle marche au ralenti, oui, et elle se frotte machinalement le pli du coude, sans cesse.

    – Elle est nue ?

    – Non, elle porte une robe blanche. Peut-être une chemise de nuit. Quand elle passe devant mes yeux-caméra en plan rapproché, je vois que ses avant-bras sont concaves. Travelling et zoom : bien qu'encore couverts de peau, ils sont creusés presque jusqu'à l'os, du coude au poignet. Cut. Gros plan sur le pli du coude. La femme frottefrottefrotte. L'os apparaît. Cut. Très gros plan, en couleur cette fois : la veine ulnaire à vif. Cut. Plan identique, mais en noir et blanc. La veine cède et je me réveille juste à temps pour éviter.

    Éviter une douche de sang ?

    – Je suppose.

    – Comment interprètes-tu ton rêve ?

    – Je ne sais pas. Un pli, des frottements, une membrane déchirée, un saignement : je pense à l'hymen, à la virginité perdue. Un passage à l'âge adulte duquel je suis exclu. Je ne participe pas. Je suis hors champ. Impuissant.

    – Cela ne t'évoque rien ?

    – Je ne sais pas. Oui. Je crois. Oui.

    – Le Singe blond, n'est-ce pas ?

    – Oui. Peur de ne lui être d'aucune aide. Désir de le voir grandir.

    – N'aie pas peur. Reviens dans une semaine. »