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  • Le Soleil d’Alexandre Sokourov

     

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    « L’artiste a le devoir d’être calme. Il n’a pas le droit de projeter toutes ses émotions ou tout ce qui l’intéresse vers le public. Son émotion pour un sujet doit se métamorphoser dans le calme olympien de la forme. Alors seulement pourra-t-il révéler ce qui l’émeut en vérité. »
    A. Tarkovski, Le Temps scellé

     

    « Un seul mystère des personnes et des objets. »
    R. Bresson, Notes sur le cinématographe

     

    Avec Un couple parfait de Nobuhiro Suwa et Saraband d’Ingmar Bergman, Le Soleil, nouveau poème cinématographique d’Alexandre Sokourov, est au moins le troisième grand film de ces deux dernières années, tourné non plus en 35mm mais en vidéo haute définition. Je ne me lancerai pas ici dans une interprétation hasardeuse de cette révolution numérique du septième art. Postulons cependant qu’à rebours d’un certain cinéma contaminé par l’esthétique télévisuelle – sans parler du financement des productions nationales par les chaînes TV –, cette technologie numérique haute définition, utilisée à des fins artistiques, permet d'abolir un peu plus la distance qui sépare l’image du Réel  (ce qui, j'y viendrai, n'est pas sans poser quelque problème dans Le Soleil), et paradoxalement, de redéfinir la spécificité cinématographique (lire l’intéressante table ronde des Cahiers du cinéma n° 610[1]). Il y a un autre point commun, soit dit en passant, entre Saraband et Le Soleil : tous deux peuplés de démons (un père incestueux, un empereur irresponsable), les œuvres de Bergman et de Sokourov utilisent la même sarabande, tirée de la Suite N°5 en C mineur pour violoncelle[2] (CW1011) de J.-S. Bach. Ainsi est-ce sur ces notes que Hirohito (incarné par Issei Ogata), dans Le Soleil, esquisse quelques pas de danse, troublant écho au Dictateur de Charlie Chaplin. Le Soleil nous montre l’Empereur Shôwa, connu sous le nom de Hirohito, préparer la reddition du Japon après Hiroshima, et l’abandon de son statut divin. Je vous livre ici quelques réflexions éparses que m’ont inspiré le film de Sokourov et deux ou trois commentaires lus ici ou là.

     

    Sur son blog, « le Uhlan », qui compare Le Soleil à Ludwig ou le crépuscule des dieux, écrit à juste titre que « Sokourov a mis moins longtemps [que Visconti] à trouver sa manière », or il me semble qu’il s’agit précisément de la limite du cinéaste depuis quelques années – ses choix artistiques deviennent des marques de fabrique : Sokourov fait du Sokourov. Je n'ai pas vu Taurus, qu’aucun distributeur français n’a encore jugé bon de montrer au public français, mais depuis Mère et fils en 1997 – une vraie splendeur plastique, qui tirait le cinéma vers la peinture –, les films de Sokourov sont à la fois extrêmement raffinés, étranges, « oeuvres d'art » de premier ordre, et un peu hermétiques, usant souvent des mêmes artifices – brume, bande-son en arrière-plan, dominante monochrome –, comme des réminiscences indéfiniment répétées de séquences inoubliables de Stalker ou du Miroir d’Andrei Tarkovski. Autrement dit, il s'en faut de peu pour que Père, fils, L'Arche russe, Moloch et Le Soleil (nous oublions volontairement les films antérieurs du cinéaste, comme Le Jour de l’éclipse, œuvres de virtuose mais d’une « manière » très différente) nous plongent dans une torpeur que rien, ou presque, ne sépare de l'ennui. Mère et fils au contraire, rare équivalent cinématographique d’une toile de maître, nous transportait dans un univers esthétique et sensoriel, radicalement différent[3] ; et Pages cachées, une étrange adaptation de Crime et châtiment, possédait un souffle poétique qu'on devinait hérité de Tarkovski (ce dernier citait d’ailleurs Sokourov, dans Le Temps scellé, parmi les rares génies du cinéma, avec Bresson, Mizoguchi, Vigo, Buñuel et Satyajit Ray). Chez Sokourov toutefois, comme chez Antonioni, cet « ennui », qui n’est jamais que l’expression d’un jugement qui pourrait tout autant, pour citer Tarkovksi, être celui d’un « aveugle-né à qui on décrirait un arc-en-ciel »[4], cet ennui, donc, est fécond, et ne saurait faire office d’argument critique. L’intérêt du Soleil est à chercher, moins dans la « manière » d’un auteur, que dans l’expression formelle réussie d’idées et d’émotions infiniment plus complexes que les « intentions » conscientes (supposées) de cet auteur.

    En outre Le Soleil, même s’il décrit lui aussi le « crépuscule d’un dieu », ne saurait être comparé de trop près au Ludwig de Visconti : la folie – le monde intérieur – de Louis II de Bavière, était sans cesse confronté – si mes souvenirs (assez anciens) du film sont bons – aux événements extérieurs dont nous percevions au moins la rumeur. Chez Sokourov, ce contexte est non seulement réduit à la ruine totale du Japon, comme si rien d'autre n'existait – ainsi que nous le montre l'extraordinaire séquence de bombardement onirique, où bombes et B-52 prennent la forme d’inquiétants poissons volants –, mais encore enveloppé d’un brouillard persistant. Plus que Ludwig, Le Soleil exige du spectateur, pour être seulement compris, quelque connaissance au moins superficielle de la réalité historique et du personnage. Même le spectateur le plus inculte ressentait le tragique de la situation de Louis II. À la vision du Soleil en revanche, le même spectateur se forgerait de Hirohito une image certes confusément ambiguë, mais essentiellement positive… Un minimum de culture générale, altère donc profondément la vision du film. Ainsi n'ai-je pu m'empêcher de penser, voyant cet attachant Hirohito s'extasier devant un crabe aux pattes atrophiées extrait du formol, ou se passionner pour la biologie, aux expériences atroces commises par la tristement célèbre unité 731 en Mandchourie[5], restées impunies précisément grâce à l’immunité que lui conférait le pacte conclu avec le général MacArthur... D'autre part, formellement, les deux films n’ont que peu de points communs. Ludwig bénéficiait des techniques classiques du cinématographe admirablement maîtrisées par un Visconti au sommet de son art – costumes, décors, éclairages, maquillages ; tout tendait vers une forme assez théâtrale, shakespearienne, du cinéma. Sokourov en revanche, en ayant recours à la grisaille enveloppante de la vidéo, et en dépit d'une indéniable préoccupation plastique, est à la recherche d'une captation au plus près du Réel (remarquez combien ses derniers films de fiction sont proches, plastiquement, de ses essais documentaires ou poétiques, comme Une vie humble, magnifique élégie d’une vieille veuve japonaise, ou Confession, long poème dédié à la marine russe), fort éloignée de la méthode viscontienne.

    Or, une telle figure historique, dont nous connaissons des photographies et au moins les grandes lignes biographiques, échappe forcément à cette traque en haute définition. Et sans doute la séquence des photographes américains, moqueurs et irrespectueux – Hirohito, affublé d’un costume de charlot, prend la pose devant les rosiers du jardin du palais –, est-elle destinée à nous maintenir à distance de cette réalité historique. A première vue cependant, la vidéo haute définition paraît inappropriée pour filmer la solitude de l’Empereur japonais en 1945. Si la technologie numérique enregistre idéalement l’engloutissement du couple moderne dans l’indistinction des contingences quotidiennes (lire mon analyse de Un couple parfait, le chef d’œuvre de Nobuhiro Suwa, dans le premier numéro à paraître de La Revue du cinéma), elle confère en effet au sujet historique une virtualité très télévisuelle, renforcée par d’étranges fondus enchaînés, extrêmement brefs – en fait, tellement imperceptibles qu’à ma connaissance, nul ne les a encore mentionnés –, au début du film.

    Le dictateur nippon, sous l’œil réactionnaire de Sokourov, est décrit comme un idiot dostoïevskien, poète – il compose des haïkus – sinon pacifiste, du moins opposé à l’orgueil national qu’il rend d’ailleurs coupable de la débâcle, et infantile. Devant ses serviteurs et généraux médusés, Hirohito, à un discours intransigeant, préfère la métaphore de la capitulation : « Parfois le poisson-chat se cache dans les profondeurs, parfois le papillon ferme ses ailes… ». Face à l’inéluctable, l’Empereur pressent la nécessité de se défaire de sa « divinité » : il renonce volontairement à être le descendant du Soleil – il s’éclipse. Loin de l’exercice hagiographique, et cependant guère plus critique, Le Soleil s’attache à l’extinction d’un Dieu qui, littéralement, n’appartient pas à notre monde (de même que L’Arche russe, fameux film tourné lui aussi en vidéo, et en un seul plan magistral, interrogeait l’identité russe, Le Soleil s’intéresse à l’âme nippone). D’où, en dernière analyse, la pertinence de la vidéo, qui transporte le personnage, admirateur de Chaplin et de stars hollywoodiennes, dans un espace filmique totalement étranger et anachronique – hanter le présent numérique, tel est le projet de Sokourov. Comparés à Hirohito/Issei Ogata les autres personnages, à commencer par MacArthur et ses GI’s, semblent tous caricaturaux : l’Empereur ne se meut pas dans la même réalité.  Ainsi  ce dernier ouvre-t-il sans cesse la bouche en silence, agité d’un tic nerveux, comme un poisson, ou comme si son univers intérieur excédait cette réalité désastreuse qu’il refuse de contempler. Ainsi encore Hirohito, jusqu’alors prisonnier des obligations d’étiquette, semble-t-il appréhender le monde que nous connaissons, avec une innocence, une joie toute enfantine. Il faut le voir, chez MacArthur, ouvrir une porte pour la première fois, cette tâche étant d’ordinaire réservée à ses fidèles serviteurs, ou profiter de l’absence de son hôte américain pour moucher les bougies de l’Ambassade !

    Involontairement sans doute – le cinéaste n’a jamais caché sa nostalgie pour l’ordre ancien, ni son admiration pour le personnage –, Sokourov dresse ici le portrait d’un despote irresponsable, esthète terrifié, réfugié dans son univers intérieur tandis que son peuple, qu’il refuse de voir, crève dans les ruines d’un Japon exsangue. Pour le réalisateur au contraire, Hirohito aurait par le sacrifice de sa divinité, permis à son pays de se remettre sur pied. Mais dans les Cahiers du cinéma, Stéphane Delorme note pertinemment que cette défense révisionniste de Hirohito est « démentie par les dernières images du film : gambadant avec son épouse, l’Empereur va rejoindre ses enfants, abandonnant au contraire complètement son pays pour un repli en famille […] ». Hirohito se fait même confirmer par un scientifique, que l’aurore boréale que son illustre grand-père, l’Empereur Meiji, prétend avoir vue au-dessus du palais, ne saurait lui apparaître : Hirohito n’est pas un dieu immortel, mais un homme ridicule, doté d’un corps chétif, exhalant une mauvaise haleine, et guère plus remarquable en vérité que le spécimen de crabe qu’il examine attentivement à l’abri de son bunker. Doit-on pour autant condamner Sokourov pour cette vision de Hirohito, très conforme à l’opinion nationaliste qui prévaut au Japon ? Certes non. « Le chef d’œuvre, écrivait Tarkovski, a une vie et des lois qui lui sont propres. Il crée une émotion ou un éblouissement esthétique, peu importe que nous soyons d’accord ou non avec la conception générale qui la sous-tend. C’est que les chefs d’œuvre naissent souvent de la lutte de l’auteur contre ses propres faiblesses, qu’il ne parvient pas toujours à vraiment éliminer »[6]. Ainsi du Soleil, dont le pouvoir de fascination tient aussi à son ambiguïté fondamentale. Moloch montrait déjà quels abîmes séparaient Adolf Hitler, grotesque petit homme gouverné par sa morbidité, et les actes innommables perpétrés sous sa férule. Dans Le Soleil, le pouvoir est encore soumis à l’étroitesse d’un individu plus faible que démiurge. Tandis que la junte militaire à court d’arguments parle d’envoyer des chiens-kamikazes détruire l’ennemi, l’Empereur – celui-là même, ne l’oublions pas, qui autorisa l’utilisation d’armes chimiques sur des civils chinois – choisit le déshonneur, la capitulation, le bien-être familial main dans la main avec l’Impératrice. C’est justement cette fragilité, cette délicatesse indécente, cette lâcheté aussi – et cette impunité –, qui font du Hirohito de Sokourov un personnage plus terrifiant, et à bien des égards plus dérangeant, que le Hitler bouffon de Moloch.

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    [1] « L’image numérique est fantastique » in Les cahiers du cinéma n°610, mars 2006. Table ronde présentée par Emmanuel Burdeau, avec Bertrand Bonello, Caroline Champetier, Gilles Gaillard, Eric Gautier, Barbet Schroeder.

    [2] Permettez-moi de vous recommander avec enthousiasme, l’interprétation des 6 Suites pour violoncelle seul, par Anner Bylsma, chez Sony Classical.

    [3] Mère et fils, dont nous attendons d’ailleurs avec une impatience grandissante une édition DVD française…

    [4] A. Tarkovski, Le Temps scellé (éd. des Cahiers du cinéma, « Petite bibliothèque », 2004), p. 53.

    [5] Un film très douteux et manifestement anti-japonais, Camp 731, réalisé en 1987 par Tun Fei Mou, montrait ces tortures de manière très réaliste. Les spectateurs de L’étrange festival s’en souviennent encore…

    [6] A. Tarkovski, op. cit., p. 52.

  • African psycho d’Alain Mabanckou

     

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    « En fait, l’idéal pour moi serait de bénéficier d’une couverture médiatique aussi large que celle qu’avait eue mon idole Angoualima, le plus célèbre des assassins de notre pays. »
    A. Mabanckou, African psycho

     

    « Depuis lors, si j’ai pu nourrir la fugitive pensée d’attenter à la vie d’une antique brebis, d’une poule chargée d’ans et autre menu fretin, cela est cadenassé dans le secret de mon cœur ; mais pour les plus hautes sphères de l’art, je suis tout à fait inqualifié, je l’avoue. »
    Thomas De Quincey, De l’Assassinat considéré comme un des Beaux-Arts.

     

    En 1990, Bret Easton Ellis publiait American psycho, roman-culte de toute une génération. Patrick Bateman, un yuppie new-yorkais beau, riche et superficiel, assassinait hommes et femmes avec une extrême sauvagerie, et avec la même cool attitude qui caractérisait le moindre de ses actes. Cette critique du nihilisme contemporain était évidemment à double tranchant : American psycho, dont l’impact littéraire, est-il besoin de la rappeler, fut comparable à celui de De sang froid de Truman Capote, fut rapidement élevé au rang d’objet hype, par ceux-là mêmes que le roman décrivait non sans génie. Les succédanés, pâles copies de l’original, ne tardèrent pas à polluer les rayons des librairies. Parmi eux cependant, émergèrent quelques œuvres ambitieuses, dont le projet n’était pas tant de détourner une part du succès d’American psycho, que de confronter cette référence désormais incontournable, à d’autres réalités, à d’autres sociétés, à d’autres écritures. Dans Miso soup (Picquier, 1999), Murakami Ryû plonge son lecteur dans un Tokyo de morts-vivants où le crime se revendique comme le mode ultime d’expression ; Baptiste Bucadal, le prof de philo du premier roman d’Éric Bénier-Bürckel, Un prof bien sous tout rapport (Pétrelle, 2000), viole torture, tue et dévore ses jeunes victimes pour seulement exister, pour ne plus être aspiré par le néant du monde. Après les réussites notables de ces Japanese et French psychos, c’est tout naturellement – et non sans appréhension – qu’attiré par le titre, par la couverture et par le nom d’Alain Mabanckou dont je connaissais l’excellent blog mais pas encore l’œuvre, j’ai impulsivement acheté la réédition en poche d’African psycho. Nulle prétention dans cette variation géographique, mais au contraire, une secrète ironie que le lecteur ne comprend qu’au terme de son voyage.

    Grégoire Nakobomayo, dit « Tête rectangulaire » ou « Boule à zéro », rêve depuis son enfance de devenir sinon l’égal, du moins le disciple du grand Angoualima, serial killer qui défraya jadis la chronique du pays (le Congo ?) et qui avait fini par se pendre. Grégoire a enfin décidé de passer à l’acte, comme en attestent les premiers mots du roman : « J’ai décidé de tuer Germaine le 29 décembre. J’y songe depuis des semaines parce que, quoi qu’on en dise, tuer une personne nécessite une préparation à la fois psychologique et matérielle. » Seulement Grégoire semble moins doué pour le meurtre que pour la mécanique automobile… Comme s’il lui fallait sans cesse repousser l’acte fatidique, il nous relate l’histoire de sa vocation de tueur, depuis sa jeunesse d’ « enfant ramassé » jusqu’à aujourd’hui. Et, à mesure que sa vie nous parvient sous forme de bribes, est dessiné le portrait d’un jeune homme certes dérangé, mais dont les pulsions meurtrières et les prétentions esthétiques ne l’emportent jamais sur son impuissance, son narcissisme.

    Ce qui fascine Grégoire, chez Angoualima, n’est pas tant sa folie meurtrière que sa capacité, certes monstrueuse mais efficace, d’interpeller le monde (« Je chie sur la société ! »). Il lui importera donc moins de tuer beaucoup que de tuer bien pour à son tour être craint et célébré, c’est-à-dire pour se sentir exister. En cela tous les psychos littéraires se ressemblent : Patrick Bateman, en dépit de tous ses crimes sanguinaires perpétrés en plein cœur de la société capitaliste, ne parvenait pas dans American psycho à éveiller l’attention d’une société indifférente, pour qui la mort violente n’était en quelque sorte que la manifestation la plus extrême de l’ordre social ; Éric Bénier-Bürckel radicalisera la situation jusqu’à l’absurde dans Un prof bien sous tout rapport : bien que certaines de ses propres élèves aient disparu, Bucadal ne sera jamais inquiété par la police – au royaume du relativisme, le meurtre n’est qu’une manière comme une autre de « s’affirmer »… American psycho et Un prof bien sous tout rapport, chefs d’œuvre ambigus, mettaient ainsi en scène leur inévitable enrôlement dans la machine postmoderne – le lecteur était horrifié, et cependant fasciné – par la quête ontologique de leurs personnages monstrueux. African psycho diffère cependant de ce modèle, pour au moins deux raisons. Premièrement, Alain Mabanckou a manifestement souhaité évité pareille ambivalence : son livre nous parle moins d’un tueur que de l’admiration d’un gamin pour la mise en scène, pour l’esthétique, des crimes commis par un tueur nihiliste – Angoualima – le narrateur retranscrit d’ailleurs une émission radiophonique dont le thème du jour est : Angoualima, mythe ou réalité ? Réagissez !. Comme l’écrit avec justesse Yves Chemla dans un remarquable article, « [d]ans African psycho, […] le personnage travaille, il a un métier, plus que des occupations ; il s'est construit par l'expérience ; il est réputé d'une grande laideur ; il a construit sa maison, son atelier ; il a un modèle unique, Angoualima. Il veut accomplir des meurtres et par là obtenir une existence sociale, et n'y parvient pas, alors que tout était relativement facile pour Patrick Bateman. Ses discours sont avant tout ceux de ses échecs sur ce terrain. Si le premier échoue à dire et à témoigner, et à être entendu et à être cru, le second ne parvient pas à accomplir. » Et si Germaine finit par être assassinée au couteau comme Grégoire projetait de le faire, ce dernier, impuissant au moment de commettre le viol – le sexe est pour lui littéralement innommable puisque sexes masculin et féminin sont systématiquement appelés « chose-là », de manière indifférenciée –, est de surcroît dépossédé de son meurtre, comme l’était Archibald de la Cruz dans le film de Luis Buñuel. A l’opposé d’un Raskolnikov que l’assassinat d’une vieille usurière menait à la ruine morale, Grégoire n’est jamais rongé par la culpabilité et cependant ne se résout pas à agir ; le héros de Crime et châtiment sombre délibérément dans la déchéance criminelle au lieu de travailler honnêtement, quand Grégoire travaille dur dans son atelier de réparation ; et surtout, si Rodion Romanovitch Raskolnikov imaginait (à tort) s’élever au-dessus de l’intelligence des hommes en s’arrogeant le droit de tuer, Grégoire, nous l’avons dit, ne cherche que la reconnaissance de sa simple existence. L’Ascension finale d’Angoualima, absurde parodie christique (« Ça veut dire que je dois arriver au ciel pour le jugement dernier. Mais j’ai de bons avocats, et il paraît qu’ils n’ont jamais perdu un seul procès là-haut »), s’impose d’ailleurs contre le parfait contrepoint du finale dostoïevskien. Tandis que Raskolnikov ne connaissait la rédemption qu’au terme d’infernaux tourments – dont le camp de travail où il était emprisonné loin de son aimée n’était pas le plus douloureux –, le fantôme d’Angoualima reste bloqué sur le mode de l’invective, de la haine, et de l’Assassinat considéré comme un des Beaux-Arts.

    Ainsi le narrateur d’African psycho, croyant nous conter son accession au panthéon des tueurs, nous informe surtout sur sa condition de sous-homme – « enfant ramassé », abandonné par sa mère à la naissance, il reste un paria aux yeux des autres –, et sur celle de ses pairs. L’histoire de Grégoire, qui en tant que telle n’est pas si remarquable, est le prétexte pour Alain Mabanckou de montrer combien la prolifération de la prostitution, de la corruption, du crime et du viol, la pauvreté, l’anormale promiscuité d’enfants livrés à eux-mêmes et occupés à reproduire les pires exemples des aînés – « Enlève ta culotte ! On va faire comme  les papas et les mamans ! C’est toi maman et c’est moi papa. […] Je fais ça avec les grands dehors ! s’emporta-t-il. J’en ai marre de faire chaque fois la maman, aujourd’hui c’est moi qui fait le papa, enlève ta culotte, vite ! » (pp. 26-28) –, devraient nous être insupportables. Pour cela Alain Mabanckou utilise une voix d’enfant, celui que Grégoire est resté, et qui rappelle un peu Birahima dans Allah n’est pas obligé. Dans l’âpre roman d’Ahmadou Kourouma, où les atrocités étaient racontées sur le mode du conte-randonnée, Birahima, armé d’un « kalach » et de quatre dictionnaires, ponctuait sa narration de jurons malinkés invariablement complétés de leur traduction en français (« Aujourd’hui, ce 25 décembre 199…, j’en ai marre. Marre de raconter ma vie, marre de compiler les dictionnaires, marre de tout. Allez vous faire foutre. Je me tais, je dis plus rien aujourd’hui… A gnamokodé (putain de ma mère) ! A faforo (sexe de mon père) ! »[1]). Grégoire Nakoboyamo, dans African psycho, revendique sa vulgarité, celle de la rue dont il est issu, et un certain intérêt pour la littérature – en tant qu’énonciation de mythes référentiels. Grégoire est un enfant, plein de haine envers sa mère qui l’a abandonné – quant au père, il est bien sûr figuré par Angoualima, aîné tutélaire, mais aussi démon dont le caractère insaisissable n’est que l’écho de cette ascendance inconnue –, et plein de mépris envers les femmes, toutes les femmes – qui pour lui sont des putes du « pays d’en face » –, dont la chose-là le dégoûte tant qu’il ne comprend pas que les blancs veulent y « mettre leur bouche [...] alors qu'ils sont conscients que c'est une autoroute que tout le monde emprunte à deux cent-vingt kilomètres à l'heure ». Le sexe de l’homme comme celui ce la femme, par lesquels nous naissons tous, dans lesquels, ou autour desquels, nous nous aimons, ne sont que des chose-là, symboles abjects de la corruption d’un monde infernal.

    Les mots servant à nommer les choses et les lieux (le quartier Celui-qui-boit-de-l’eau-est-un-idiot, le cimetière des Morts-qui-n’ont-pas-droit-au-sommeil, le groupe musical C’est-toujours-les-mêmes-qui-bouffent-dans-ce-pays-de-merde, les buvettes Boire fait bander, Buvez, ceci est mon sang, Verre cassé-Verre remboursé, Ici c’est chez vous, Bois et paye demain, Pas de problème on verra après, Même le président boit, les rues Cent-francs-seulement et Papa-Bonheur-c’est-moi, etc.), très imagés donc, pourraient paraître pittoresques, voire exotiques, mais en soulignent surtout l’absurdité. La ville où se déroule le récit, n’est jamais nommée ; nous savons seulement qu’elle est traversée par un cours d’eau – rebaptisé « la Seine » par le Maire – qui charrie inlassablement la merde des hauts quartiers vers la ville basse, métaphore transparente de l’Afrique des Grands Lacs, poubelle de l’Occident, ou plus généralement de l’Afrique des pauvres, souillée par la corruption de quelques nantis. L’immondice, la déjection, la merde, semblent d’ailleurs caractériser le pays tout entier (« Dans la rue Têtes-de-Nègres, la population défèque partout, de jour comme de nuit »), condamner à singer l’Occident sans bénéficier des mêmes moyens et des mêmes conditions. Voici donc la deuxième différence essentielle entre African psycho et son « modèle » américain : il y a dans le projet meurtrier de Grégoire – dont Yves Chemla a noté la parenté avec le Grégoire Samsa de La Métamorphose –, comme une tentative têtue et désespérée d’échapper au devenir-excrément d’un monde pourri jusqu’à l’os, d’inverser les rôles, de « chier sur le société » comme aimait à le répéter son idole et grand maître, le démon Angoualima aux douze doigts, avec qui Grégoire s’entretient au cimetière. Raskolnikov avait tué pour de troubles raisons philosophiques, mais aussi pour gagner quelque argent, dans un contexte de grande pauvreté ; Bateman tuait par désoeuvrement, dans une société de consommation où les biens et les richesses abondaient ; Nakobomayo, lui, rêve de « couverture médiatique » dans l’Enfer africain où par endroits les cadavres s’amoncellent.
    Il est dès lors difficile de pas voir en Grégoire le double fictif d’un écrivain confronté à la représentation de la violence – pas tant celle du psychopathe que celle de la déchéance de toute une société, voire, comme le suggère Yves Chemla, d’un certain « exotisme de l’horreur » qui selon lui guetterait les littératures africaines[2]. Il y a ainsi au cœur du projet littéraire d’African psycho un refus catégorique de la surenchère, dont on trouve d’ailleurs une belle (et drôle !) métaphore dans l’émission-culte relatée par Grégoire sous le nom « Et alors ? Croyez-moi ! », dans laquelle Angoualima est affublé des plus extraordinaires attributs. Alain Mabanckou évite sciemment la litanie de souffrances et d’atrocités dont la triste réalité, sous la plume d’écrivains aussi talentueux que Mongo-Beti ou Kourouma, devient fascinante, source de plaisir littéraire pour des Occidentaux qui ne sont pourtant pas pour rien dans le délabrement de certaines régions de l’Afrique noire. D’où cette « économie de la désolation » permise par la multiplication des types de registres et de discours dans le roman. « Le psychopathe, conclut Yves Chemla, réinvente la réalité, pour que l'auteur parvienne à en donner le sens : la culture de mort généralisée, le mépris des femmes, la différenciation radicale et la proximité cinglante ». Il n’est pas certain cependant qu’au bout du compte, cette économie soit réellement efficace. African psycho met certes tout en œuvre – avec talent – pour nous faire entrevoir une réalité si terrible que toute représentation fidèle devient problématique, mais ce choix courageux a aussi pour conséquence d’exclure le roman de son propre champ de bataille, comme si l’impuissance de Grégoire était aussi celle de l’écrivain.

     

    Alain Mabanckou, African psycho, éd. du Seuil, Points, 2006, 220 pages, 6,90€.



    [1] A. Kourouma, Allah n’est pas obligé (Seuil, Points, 2000), p. 130.

    [2] Y. Chemla ne commet cependant pas l’erreur de condamner cette représentation de l’horreur et de la souffrance. Ainsi, écrit-il que « le roman africain de ces dernières années, de Kourouma à Monenembo, de Mongo Beti à Kossi Effoui, rend compte avec acuité des souffrances, de la difficulté non pas de vivre mais bien de survivre en conservant à tout prix son intégrité. Mais à force de dénonciation, à force de donner cette représentation de l'horreur d'abord à ceux qui en oublient qu'ils en sont la cause, directe et indirecte, les Occidentaux, les Blancs, -ceux qui acceptent trop facilement de confondre les instruments de la perversion et l'objet même du désir - l'auteur se rend compte que le glissement vers un exotisme de l'horreur guette tout écrivain. ».

  • Et Expecto - 8 - Bonobo goes to heaven

     

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    Je tente de faire abstraction des odeurs animales qui s’épanouissent sous la voûte de la station au gré des perturbations atmosphériques les plus infimes. Dieu seul sait quels germes elles véhiculent en secret. Pour penser à autre chose, je me demande ce que devient le monde d’en haut, celui des vivants, lorsque je n’y suis pas, lorsque je n’en peux plus d’attendre au milieu des morts-vivants, lorsque le temps paraît suspendu en cet endroit précis, quelques pieds sous terre, sur un quai de la ligne 13. Le monde d’en haut existe-t-il encore ? ou n’est-il qu’une représentation ?...

     

     

     

    Lent panoramique. Le visage d’Hugo en gros plan et les voies en arrière-plan glissent en hors champ, captant au passage quelques voyageurs impatients, tandis que la caméra remonte le long des câbles et des tuyaux puis débouche à l’air libre à quelques mètres au-dessus de son crâne...
    ...Le quartier surpris par le gel prend vie au ralenti, engourdi par la température sibérienne. Devant la bouche de métro un homme marié que rien ne distingue des autres fait les cent pas, les mains enfouies dans les poches. Il attend fébrilement son rendez-vous en observant la buée qu’il fait avec la bouche : il s’apprête à coucher pour la première fois de sa vie avec un autre homme, un jeune homosexuel rencontré dans un forum gay sur le net – signe distinctif donné par e-mail : « blouson de cuir rouge et bonnet noir ». Ils vont le faire chez lui, dans son F4 cossu de la rue du Château, dans la chambre conjugale. Obnubilé par son rendez-vous, le pouls dopé à l’adrénaline, il n’écoute que son sexe et n’entend pas le maghrébin quadragénaire qui s’époumone en français dans une des cabines téléphoniques jouxtant le kiosque à journaux. L’Arabe au téléphone tente de convaincre son épouse qu’il a passé la nuit au bureau sur un dossier urgent et pas au bistrot du coin ou, pire, chez une autre femme. Une autre femme ? Quelle idée ! A part une prostituée peut-être, aucun membre du sexe opposé ne s’abaisserait à supporter son haleine avinée ! Mais ça, sa femme ne le sait pas. Plus loin, la boulangère et son accent parisien rendent sa monnaie à un vieil homme boiteux que sa famille ne visite plus depuis des mois et qui vient d’acheter sa baguette comme chaque jour. En face, une porte d’immeuble s’ouvre sur une jolie brune d’une vingtaine d’années à peine qui sort tout juste d’une douche purificatrice après une longue et intense nuit d’amour, un sourire béat éclairant son visage ovale. Elle ressemble à Aurore. Son nez est déjà rougi par le froid. Les observateurs expérimentés s’apercevront cependant que son front empourpré témoigne de tout autre chose que de la température hivernale. Certaines femmes développent des rougeurs sur certaines parties de leur corps quand elles ont joui.

    Aurore...

    ...Panoramique. La caméra s’engouffre par une voie d’aération, se glisse dans les conduits et débouche sur le quai, juste à temps pour saisir le profil d’Hugo, en gros plan.

     

     

     

    Sous la voûte de la station, je penche la tête à droite, puis à gauche, exercice quotidien de relaxation des muscles du cou. Les yeux mi-clos, je sens craquer mes cervicales ; j’en retire une vague satisfaction.
    L’indicatif de la RATP retentit, suivi par un message enregistré. Les gens se raidissent au son de l’annonce, tels des suricates en position d’alerte, craignant sans doute d’être victime d’une perturbation inopinée du trafic. Mais non. « Mesdames et Messieurs, des pickpockets sont susceptibles d’agir dans cette station. Nous vous prions de rester vigilants et de bien surveiller vos effets personnels. » Pickpocket... J’aime à m’imaginer en héros bressonien, modèle transcendé par l’œil du maître et dont chaque geste, chaque mot prononcé, serviraient un but précis et ineffable. Hélas je ne suis qu'os, chair, sang et poils.

    Par réflexe ou par association d'idées, je vérifie d’un tâtonnement automatique que mon portefeuille repose toujours dans la poche intérieure de mon manteau, puis je passe ma main – pas encore gantée – dans mes cheveux épais afin d’entretenir leur volume. Depuis mon enfance, mes cheveux blonds sont répartis en deux camps bien distincts : hémisphère droit contre hémisphère gauche, rationalité contre inventivité, pragmatisme contre intuitivité. La raie au milieu – « tête de cul ! tête de cul ! » – est ainsi pleinement constitutive de mon être, au même titre que la couleur de ma peau – blanche, comme celle d’Aurore. Comme est constitutive de mon être également, depuis ce matin, mon excroissance intime, ma chose indicible. Est-elle vouée, comme un vulgaire phallus – ou comme le canon d'une arme de poing –, à culminer à une vingtaine de centimètres le long de mes côtes, troisième bras atrophié, inutile, disgracieux ?

     

     

     

    Quelques semaines plus tôt, un rasoir à la main (double lame pivotante, bande lubrifiée), j’avais écouté un reportage radiophonique de France Inter sur les bonobos, ces singes proches du chimpanzé qui partagent avec l’homme 98% de son matériel génétique. Un spécialiste y avait déclaré, à ma grande stupeur, que l’une des marques distinctives des bonobos était leur « coupe » : la raie bien au milieu, comme s’ils passaient deux heures chaque matin à les peigner avec soin ! J’avais alors contemplé mon reflet dans la glace, mon crâne puis mon torse poilu taillé dans la pierre, et j’y avais décelé les preuves irréfutables de ma bonobitude. Et, bien que le crâne de ces foutus primates soit en réalité fort différent du mien, je n’avais pu me débarrasser de cette troublante analogie. Nous sommes tous des singes, un peu moins velus et à peine moins sauvages que des macaques. Plus dangereux aussi.
    Bien plus dangereux.
    Sur le quai d’en face, nettement moins agité – car plus proche du terminus en direction de Châtillon –, une belle rousse aux yeux verts s’impatiente. Je l’observe du coin de l’œil, vaguement séduit. Tous des singes. Les bonobos sont connus pour leur activité sexuelle débridée et pour leurs incroyables facultés orgasmiques. Ils utilisent l’érotisme et toutes ses variantes comme un outil efficace de régulation des tensions sociales. Images mentales de la rouquine, nue. Je lui pétris ses gros seins pendant que je la besogne. Masturbation, coït, flirt poussé et caresses buccales sont monnaie courante chez les bonobos. L’appareil génital des femelles présente souvent toutes les caractéristiques de l’excitation sexuelle, même en dehors des périodes habituelles de reproduction – les grandes lèvres et le clitoris gonflent ostensiblement. Ma queue de singe en rut lui arrache de petits grognements. La vulve est placée plus haut que chez les femelles d’autres espèces, où elle pend généralement de manière bien visible entre les cuisses. Cette particularité explique en partie pourquoi les femelles bonobos semblent affectionner la position dite « ventre à ventre » – qui existe aussi entre femelles, curieusement –, tandis que les mâles, plus proches pour leur part des autres chimpanzés, ont un penchant prononcé pour la levrette, position dite « ventro-dorsale » – exactement comme leurs cousins humains en somme : les hommes adorent prendre les femmes par derrière ; je n’échappe pas à la règle.


    Aurore en revanche n’aimait pas cela. Elle préférait la position « ventro-ventrale ». Elle était aussi éloignée d’une guenon qu’il est possible de l’être. Elle était un ange.


    La vulve d’un ange n’est pas offerte et tumescente.


    La vulve d’Aurore était aussi fraîche et délicate qu’un pétale de rose.

     

  • Hou Hsiao-hsien - 2 - Les Fleurs de Shanghai (1998)

     

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    Avec Les Fleurs de Shanghai – adapté d’un roman de Han Ziyun –, Hou Hsiao-hsien réalisait un chef d’œuvre fascinant, très différent de ses autres films, immergeant le spectateur dans les fumées opiacées des intérieurs chinois de maisons closes de la fin du XIXe siècle. En trente-huit plans-séquences d’une stupéfiante beauté, systématiquement séparés par de lents fondus au noir, Les Fleurs de Shanghai  entrelace trois intrigues se déroulant dans quatre « maisons de fleurs », riches établissements de prostitution sis dans les enclaves internationales de Shanghai. Rubis (Michiko Hada), courtisane de l’enclave Hufang, reproche à M. Wang (Tony Leung Chiu-wai) de la tromper avec la douce Jasmin (Hsiao-Hui Wei), qui officie dans l’enclave Hexing de l’est de Shanghai ; dans l’enclave Gongyang, Perle (Carina Lau) arbitre les querelles et jalousies de ses cadettes et tente d’arranger un mariage entre Jade (Shuan Fang) et le jeune M. Zhu ; enfin Emeraude (Michelle Reis), de l’enclave Shangren, négocie âprement, avec sa patronne, les conditions de sa « libération », c’est-à-dire de son union avec M. Luo (Jack Kao).

    L’apparente complexité de ce récit plus qu’elliptique – voire lacunaire –, est atténuée par l’utilisation de noms aisément mémorisables – Perle, Rubis, Jade… –, étroitement liés aux dominantes chromatiques de chaque appartement que nous visitons au gré des fréquentations des personnages masculins. De cette façon, le spectateur n’est jamais rejeté à l’extérieur du film, comme dans les œuvres précédentes de Hou qui imposaient une forte distanciation ; il est au contraire happé par son unité esthétique, captif de son ambiance feutrée, terriblement dépaysante et cependant immédiatement confortable – aux antipodes cependant du confort uniforme, formaté du cinéma dominant. Entièrement tourné en intérieurs, Les Fleurs de Shanghai brille en effet de prime abord par la splendeur et l’opulence de ses décors, par l’élégance de ses costumes et par la picturalité de sa photographie, mis en valeur par la profondeur de champ. En dépit de la subtile et quasi constante mobilité de la caméra, les plans paraissent ainsi toujours parfaitement composés, jouant à merveille des foyers lumineux – le plus souvent des lampes à huile, parfois une fenêtre filtrant la lumière déclinante du soir – et de tous les éléments à l’intérieur du cadre – y compris les acteurs eux-mêmes, modèles dont les états d’âme, enfouis sous un épais vernis social, nous émeuvent moins que leur présence miraculeuse. Il ne serait pas exagéré d’affirmer que chaque image du film est semblable à un tableau de grand peintre, même si, comme nous allons le voir, c’est le film dans son ensemble, exploitant toutes les possibilités du cinématographe, qui finit par composer une œuvre exceptionnelle.

    Mais c’est par sa mise en scène, moins dictée, en dépit des apparences, par un quelconque formalisme que par une cohérence interne, que le film réussit pleinement à maintenir notre immersion dans cette bulle d'espace-temps. Peu importe d’ailleurs, à cet égard, que la reconstitution soit fidèle : Les Fleurs de Shanghai ressemble plutôt à un rêve langoureux, réminiscence d’un passé pour nous exotique, filmé comme une fresque naturaliste – en plans-séquences. Alain Bergala, dans l’ouvrage que les Cahiers du cinéma ont consacré au réalisateur, a très justement identifié le clivage à l’origine de ce charme (au sens de sort de magie) qu’opère le film sur le spectateur, et qui selon lui « tient à ce rêve d’une société où sur chacune des trois scènes de l’argent, des mots et des sentiments, nous pourrions jouer un rôle qui n’ait aucune obligation de cohérence avec ceux que nous jouons sur les deux autres. Cet allégement de l’obligation de coïncider avec soi-même, ce film nous en procure, comme par l’effet d’une drogue ou de l’hypnose, une image-milieu dans laquelle nous immerger : l’écrin est en fait un bocal rempli d’une solution de densité inconnue dans laquelle le je du spectateur peut faire l’expérience délicieuse d’un état d’allègement de soi et de flottaison inouïe du langage ». La théâtralité de l’intrigue est altérée par son traitement purement cinématographique : tandis qu’au théâtre textes et scénographie sont inextricablement liés, ils sont ici partiellement dissociés – les personnages sont tous prisonniers des conventions sociales, quand leur parole reste outrageusement libre.

    Dès le premier plan-séquence, admirable, Hou Hsiao-hsien annonce la couleur. Après une ouverture au noir, la caméra plane nonchalamment, durant sept minutes et quarante-cinq secondes, entre les convives d’un repas animé et bien arrosé ; notre attention est d’emblée comme engourdie par les notes traînantes et mélancoliques d’une musique extra-diégétique. Déjà, nous sommes plongés dans un état proche de l’hypnose. Les convives, riches clients de ces lieux – une maison close, évidemment –, boivent, mangent, jouent à ce qui nous semble être une variante de « pierre, feuille, ciseaux », se chambrent les uns les autres et s’amusent des rivalités des courtisanes. Parmi eux, légèrement en retrait, l’air soucieux, M. Wang / Tony Leung Chiu-wai, reste muet. Après un long moment (cinq minutes et trente secondes), ce dernier quitte la table. L’un des convives (M. Hong, que nous retrouverons dans la plupart des scènes, tirant les fils des différentes intrigues, tel un maître de marionnettes) explique alors la situation délicate de M. Wang, partagé entre ses « obligations » envers Rubis – qui en raison de l’attachement exclusif de ses services à celui-ci, a contracté de nombreuses dettes –, et ses inclinations pour Jasmin. Les clients reprennent leurs jeux et leurs discussions animées : fondu au noir.

    Le film alterne ensuite les scènes plus ou moins intimes, où s’expriment les désirs et frustrations des individus, et les scènes de groupe comme celle que nous venons de décrire. Il n’est cependant plus question, comme dans Goodbye South, Goodbye, de distinguer avec netteté tensions sociales et évasion : dans Les Fleurs de Shanghai, où l’extérieur reste invisible, tout n’est qu’apparences, codes et attitudes. L’action proprement dite, l’expression des passions n’y sont jamais montrées, si l’on excepte une chaste étreinte de réconciliation entre Rubis et M. Wang, une séquence plus violente dans laquelle M. Wang, ivre, casse et renverse les meubles de l’appartement de Rubis, et une autre dans laquelle nous assistons à une tentative d’empoisonnement. A l’exception de ces rares scènes « dramatiques » donc, faux paroxysmes qui ne rompent nullement le rythme lancinant du film, tous les faits importants (disputes, infidélités, etc.) demeurent hors-cadre et sont commentés par des tiers, tandis que chacun obéit aux obligations de sa condition – les hommes bavardent et fument l’opium ; les femmes, oppressées par ce terrible entrelacs de codes et de rituels, n’ont d’autre choix, pour exister en tant qu'individus à part entière, que d’intriguer entre elles ou de préparer le rachat de leur liberté par leurs « amants ». La microsociété dépeinte par le film, dominée par les puissantes tenancières des maisons, est extrêmement codifiée, soumise à des contraintes économiques et à des règles aussi rigides qu’innombrables, qui enferment les personnages dans des rôles étroits et apparemment immuables d’où tout libre-arbitre paraît exclu. Le cadre évoque La Rue de la honte (1956) ou Femmes de la nuit (1948) de Kenji Mizoguchi, mais le décalage hors-champ des émotions et le filmage frontal, rappellent plutôt les dernières oeuvres de Yasujiro Ozu, de Voyage à Tokyo (1953) au Goût du saké (1962), dont la mise en scène dépouillée reflète les carcans sociaux dans lesquels évoluent les personnages.

    Bien que la totalité du film se déroule dans des maisons closes, le sexe y est remarquablement absent, de même que toute forme d’érotisme, même suggéré. La pudeur chinoise revendiquée par le réalisateur n’y est sans doute pas étrangère, mais concrètement, et pour nous en tenir à une lecture textuelle, ce jeu d'étiquettes, d'obligations et de conventions interdit toute sensualité, ou du moins la repousse en ses alcôves, dans la plus stricte intimité – c’est-à-dire hors-cadre – dont on se demande d’ailleurs, à constater la présence constante de tierces personnes (amis, courtisanes, serviteurs…) si elle existe vraiment... Se retrouver seul à seul, pour la courtisane et son amant, relève de la gageure. Cette inhibition des passions, dont nous ne voyons que l’écume, ce refoulement des désirs sexuels et des rapports charnels, contribuent grandement à nous maintenir sous le charme. Nous avons en effet l’impression, dès les premières images, d’être introduits en des lieux magiques, secrets, clos, où le temps paraît suspendu, et d’où toute action dramatique, nous l’avons vu, est irrémédiablement bannie. On mange, on boit, on fume, on parle. Les passions, littéralement indicibles dans le contexte ultra-codifié des maisons closes, sont refoulées hors du jeu social – et donc, hors de l’image puisque la caméra, jamais inquisitrice, n’est que l’œil d’un invisible observateur opiomane. L’usage systématique du plan-séquence – refus de découper l’espace et le temps – et du fondu au noir – refus de rompre brutalement l’harmonie –, renforcent cette impression tenace. Prisonnière des couleurs chaudes des maisons de prostitution, la caméra, discrète, indolente, ne cesse de se mouvoir en lentes volutes autour des modèles, d’un foyer lumineux à un autre – comme M. Wang, ballotté entre Rubis et Jasmin ; comme le spectateur, dont l’attention est clivée – dans un espace conçu comme un aquarium.

    La bande-son, enfin, n’est pas moins remarquable. Les voix des personnages nous parviennent ouatées, comme murmurées à l’oreille, seules au monde comme la voix de l’hypnotiseur, indépendamment de la place des acteurs par rapport à la caméra. La musique surtout, presque omniprésente mais le plus souvent dissimulée en arrière-fond, parfois inaudible, parachève l’œuvre du maître. « La musique, répétitive et lancinante, écrit Alain Bergala dans son excellente analyse, participe à ce décollage du spectateur, convié à se dédoubler entre le je qui voit et le je qui entend, et qui a compris dès le début du film qu’il n’a plus qu’à se laisser bercer par le roulis narratif, à attendre passivement le retour de ces figures qui tissent très lentement quelques fils d’une histoire sans commencement ni fin, dont M. Hong, à la fois omniprésent et hors-jeu, serait la navette ».

    Le secret des Fleurs de Shanghai réside dans la rigoureuse cohérence des choix de mises en scène de son réalisateur. Il ne s’agit pas avec ce film de réaliser une fresque historique naturaliste, ni même d’assurer une quelconque fonction édifiante de l’art – les luttes et rivalités des protagonistes nous demeurent étrangers, propres à une époque, à une contrée, à une situation données –, mais de figurer, avec les moyens du cinéma, les enjeux d’une société strictement codifiée. D’une certaine manière – éloignons-nous, rien qu’un instant, de notre approche structuraliste –, le chef d’œuvre de Hou Hsiao-hsien n’est rien de moins qu’une réponse allégorique cinglante, virtuose et inflexible, au dogme du cinéma spectaculaire, pas moins ritualisé que les maisons closes du film. Au montage cut frénétique et quasi grammatical des productions hollywoodiennes, Hou oppose des plans-séquences parfois très longs mais rarement statiques, et de doux fondus au noir ; à l’outrancière dramatisation des fictions les plus prisées des (télé)spectateurs, il oppose l’éradication radicale de toute action ; à la progression classique de l’intrigue, le modernisme d’une histoire sans commencement ni fin ; au jeu artificiel des acteurs professionnels, l’abandon bressionnien de tous les gimmicks au profit d’un vérisme qui jaillit des corps, des voix et des situations ; au « mickeymousing[1] » des blockbusters d’orient et d’occident, il oppose un nappage musical discret et déconnecté d'éventuels rebondissements.

    Les décors et les costumes de toute beauté, une musique hypnotique, une caméra tantôt planante, tantôt pendulaire, qui se meut placide dans l’espace comme un poisson dans un aquarium, moins guidée, du moins en apparence, par la narration que par la lumière, par les couleurs, par les mouvements et par les sons, la retenue magistrale de Tony Leung Chiu-wai, font des Fleurs de Shanghai l’un des films les plus ensorcelants de l’histoire du cinéma.

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    [1] Mickeymousing : accentuation exagérée, voire redoublement de l’action visuelle, par la musique. Les films de Luc Besson – il n’est pas seul, hélas – en proposent de nombreux exemples…