« – Comprendre n’est en aucun cas le but de ta présence en ces murs, dit l’homme au masque. Tu es ici pour agir. A toi de savoir comment.
– Suis-je réellement ici ? demande le samouraï. Dans cette maison ?
– A ta place, j’abandonnerais au plus vite ce genre de considérations stériles. Tes aspirations se précisent. Dis-toi que c’est pour ça que tu existes : ce lieu est le tien. »
F. Colin, Sayonara baby Sayonara baby, le dernier roman solo de Fabrice Colin édité par L’Atalante, a gagné au mois de juin 2004 les rayons des librairies dans une indifférence quasi générale. Pourquoi un tel silence, que n’explique tout de même pas la parcimonie euphémique avec laquelle l’éditeur distribue ses services de presse ? J’avoue trouver singulièrement affligeant le manque de discernement d’une critique généraliste trop souvent à côté de ses pompes, myope au dernier degré, incapable au même titre que son public de repérer d’authentiques écrivains, pour peu qu’ils ne soient pas publiés dans les collections générales de Gallimard, Grasset, Actes Sud, Flammarion et tutti quanti. Ah ! quand il s’agit d’encenser les productions égotistes d’une Christine Ego – pardon : Angot –, ou la dernière petite merdouille d’un bellâtre mondain, les journalistes dits « littéraires » remuent la queue en cadence... Mais qu’une Voix s’élève, trop véhémente, trop expérimentale ou même simplement dévouée au verbe – c’est-à-dire à la littérature –, et la meute décampe en jappant, la queue entre les jambes. Voyez
Pogrom d’Eric Bénier-Bürckel, conchié par les mollassons du Monde, de Lire ou du Nouvel Observateur : hormis
Joseph Vébret et quelques autres, rares sont les commentateurs à s’être opposés au lynchage et à avoir émis l’idée saugrenue que peut-être, Bénier-Bürckel était un
écrivain… Dans le cas de Fabrice Colin, seulement connu des habitués des collections de
fantasy, la farce touche au sublime : trois mois après la publication de
Sayonara baby, certaines librairies parmi les plus grandes de la capitale ne le proposaient ni en rayon, ni en stock : un comble pour une « nouveauté »,
a fortiori pour un roman de cette valeur.
Certes, prétendre qu’une œuvre est plus importante qu’une autre, plus nécessaire, plus essentielle, est aujourd’hui fort mal considéré (après tout, pourquoi Colin plutôt qu’Angot ou Marc Lévy ou encore, pourquoi pas, Juliette Benzoni ? Pourquoi Joyce plutôt que Tom Clancy ? Pourquoi Bloy plutôt que Romain Sardou ?) – et encore ne s’agit-il, de mon point de vue, que d’apporter une infime contribution à la reconnaissance des Maîtres, et non de m’adonner à de stériles comparaisons. Il n’est cependant pas interdit de s’interroger : la critique, battue en brèche par les assauts répétés des relativistes de tous poils – je les abhorre, ces empoisonneurs –, ébranlée par les opérations marketing d’éditeurs plénipotentiaires ou velléitaires, relève-t-elle encore d’une authentique démarche intellectuelle ou n’est elle plus qu’un vulgaire processus économique, un rouage comme un autre, une conséquence déterministe ? Pourtant s’il est une époque où la critique devrait jouer un rôle éminent, n’est-ce pas la nôtre ? La masse gélatineuse, chaque année plus grasse, de « romans » qui sont jetés en pâture aux Français réclame en effet que la Critique – permettez-moi d’y apposer dorénavant une impérieuse majuscule – assume pleinement ses responsabilités (bien que certains, je pense aux histrions du Masque et la plume – l’émission de France Inter qui donne envie, tous les dimanches soir, de rouer son poste radio de violents coups de pieds – ne méritent sans doute pas cette majuscule… Qu’on en juge : ces nains, il y a déjà un certain temps, ont tout de même réussi – entre autres –, à se répandre durant de longues, très longues minutes en vaines tergiversations autour du dernier Jean-Christophe Grangé – qui, avec ses fac-similés de thrillers anglo-saxons, n’en avait pas vraiment besoin… – et à affirmer le plus tranquillement du monde, par l’inénarrable bouche d’
Arnaud Viviant, que le polar était, je résume, une paralittérature tout juste bonne à passer le temps sur la plage, comme si ce simple terme, « polar », suffisait à recouvrir de sa familiarité putassière aussi bien les pires romans de gare et les monuments de James Ellroy… Et si j’en crois
Philippe Curval, ce même Viviant n’eût de cesse, lors d’une autre session, de qualifier
Millenium People, le dernier James G. Ballard – sur lequel je reviendrai un jour –, de « fiction spéculative », par opposition, évidemment, à la science-fiction…).
Or, quand paraît une œuvre que l’ambition, rare, et la valeur formelle, indéniable, propulsent en orbite à dix mille pieds au-dessus de l’écrasante majorité de ses contemporains, la Critique a presque le
devoir d’en rendre compte. Loin de moi l’idée, chers amis, d’imposer la lecture de
Sayonara baby à la Critique ou à vous-même. Le critique n’est pas un surhomme, ses capacités de lecture sont limitées – le livre, en outre, n’est pas sans défaut, et mon propos n’est pas de brandir inconsidérément l’étendard du génie ou de hurler prématurément au chef d’œuvre, encore moins de prétendre dénicher le nouveau Dick ou le nouveau Céline, ces tartes à la crème journalistiques. Mais l’injustice serait flagrante si d’aventure
Sayonara baby n’était déjà enterré, repéré seulement par une poignée de revues ou de sites spécialisés – quand ceux-ci ne se gaussent pas d’une œuvre qu’ils peinent à comprendre –, tandis que d’autres, moins méritants, au style médiocre ou au propos indigent, monopoliseront les tribunes et l’argent du consommateur – sans doute avez-vous, vous aussi, repéré quelque livre « important » et oublié des médias ;
Sayonara baby, j’en suis conscient, n’en est qu’un exemple parmi d’autres, qui me paraît néanmoins édifiant.
Permettez-moi, je vous prie, de prolonger encore un instant ces quelques libres réflexions sur la Critique démissionnaire : s’il y a une chose dont je sois sûr, c’est qu’il y a aujourd’hui nombre d’écrivains et d’éditeurs passionnants pour qui le nombril n’est rien d’autre qu’un petit renfoncement dans l’abdomen – ou alors, qui ouvre sur des abîmes métaphysiques – et pour qui la littérature, l’art de dire l’indicible, est d’abord une réinvention du monde. Certains intellectuels, parfois écrivains eux-mêmes, sont en effet convaincus – dans un élan de foi qui confine au fanatisme – que le roman est mort, la littérature assassinée (et, incidemment, disséquée), ce qui sous-entend, chers amis, que ces prophètes autoproclamés de l’Apocalypse littéraire, ces Chevaliers du Verbe, seraient les sauveurs par qui la Révolution surviendra ; ils sont les héros qui ébranleront nos certitudes… Les animateurs émérites de la revue Ligne de Risque (François Meyronnis, Yannick Haenel), porte-parole forcenés de ce dandysme très « Saint-Germain-des-prés », confondent cependant littérature et rentrée littéraire ; pour eux, tous les jeunes auteurs plagient Bret Easton Ellis et Michel Houellebecq, et sans aucun talent. Il est vrai qu’on ne compte plus les récits nihilistes dont l’absence de style est censée révéler la vacuité de nos sociétés mercantiles, mais sachons distinguer entre ces fades resucées et des œuvres extraordinaires comme
Un prof bien sous tout rapport d’Eric Bénier-Bürckel, qui dépasse de très loin, les vaines prétentions logocratiques de nos super héros (j’admire le travail rythmique et mélodique de Yannick Haenel dans
Evoluer parmi les avalanches, mais l’auteur tombe de toute évidence dans les travers qu’il dénonce : son style est tout simplement magnifique, mais il n’a hélas rien à dire…) ; ils écartent arbitrairement, sans doute par
a priori (ce qui ne laisse pas d’étonner de la part d’écrivains suivis jadis par Maurice G. Dantec et Medhi Belhaj-Kacem, et soutenus par Philippe Sollers), d’autres créateurs dont ces considérations théoriques sur la mort du roman sont le cadet des soucis parce qu’eux dans ses veines font couler leur sang. Je pense, vous l’aurez deviné, à Fabrice Colin qui, à mille lieues des goncourables et autres règlements de compte délatoires des autofictionneurs, a en effet assimilé l’œuvre d’Ellis – comme celles de Nabokov, de John Fante ou de William Burroughs –, en prenant toutefois toujours garde de ne pas tomber dans les travers de la pâle copie : Colin s’invente un style propre, libre et modeste, entièrement dévoué à son art. Sans se préoccuper du prétendu cadavre du roman, peu enclin à endosser le titre suprême de « grand conteur », Fabrice Colin érige une
Œuvre authentique et cohérente.
Je doute fort, hélas, que
Sayonara baby soit pleinement apprécié par les partisans toujours plus nombreux de la littérature prophylactique, du roman opiacé qui, vous faisant ressembler à Dorian Gray, accélère votre vieillissement, autrement dit du roman de pure distraction qui ne doit surtout pas souffrir le moindre effort intellectuel. Ces
aficionados du « talent de conteur » – cette plaie qui pourrit l’esprit critique du petit monde de la SF – oublient cependant l’essentiel, à savoir qu’il s’agit avant tout de
littérature, c’est-à-dire d’un travail sur le langage, d’une re-création du monde à échelle microscopique, et n’étayent que rarement leurs propos par une étude de forme. On en vient alors à promouvoir des œuvres parfois très mineures, pour ne pas écrire médiocres, quand il ne s’agit pas des pires torchons, dont le seul mérite est, je cite, de «
raconter une histoire ». Aucun chef d’œuvre, faut-il le rappeler, n’est pourtant réductible à son intrigue, hors de toute mise en forme ! Cette propension de la Critique à réduire un auteur à son « talent de conteur » procède surtout, après réflexion, d’une fâcheuse tendance à ressasser des lieux communs, à coasser bêtement des phrases toutes faites et des formules à l’emporte-pièce qui pourraient indifféremment qualifier n’importe quel roman – afin d’éviter tout malentendu, je précise que je me suis moi-même souvent fourvoyé dans cette impasse critique. Méfions-nous aussi des chroniqueurs à la dithyrambe facile, qui ponctuent invariablement leurs articles d’un point d’exclamation final (« à lire absolument ! » ; « un grand plaisir de lecture ! » ; « un vrai bonheur ! » ; « à lire et à relire ! »…), en qui je ne vois en réalité que les bras chétivement armés de l’abominable Relativisme : souvent, seul le résumé distingue un livre d’un autre, tant la partie critique, réutilisable à loisir, se réduit à une série de grossiers stéréotypes (« une intrigue bien ficelée »), quand elle n’est pas tout simplement absente.
Un roman aussi atypique que
Sayonara baby risque en tout cas d’en dérouter plus d’un. Et pourtant, l’auteur de
Or not to be s’y entend comme personne pour construire un récit et susciter l’intérêt des plus versatiles. Hélas, bonnes gens, la partie est perdue d’avance : dans
Sayonara baby, Fabrice Colin ne dénonce aucune injustice ; ses personnages ne sont ni des monstres de cynisme, ni des humanistes christiques ; il ne délivre aucun message, il n’est pas suffisamment anti-Bush pour les gauchistes, il n’est pas altermondialiste, il ne prétend pas vous éclairer sur le sens de la vie ou rédimer un Verbe agonisant ; il n’entend pas non plus vous divertir sans contrepartie. Bref, aucune chance de défrayer la chronique ou de faire bander le rebelle mondain. Colin, pour qui « Littérature » n’est pas un vain mot, n’écrit pas pour les masses, ou pour une élite (que Borges, dans sa labyrinthique sagesse, qualifiait d’«
abstractions, chères au démagogue »), mais pour lui-même, pour la littérature et, sans doute, pour ses amis (et peut-être aussi pour les idiots). Je doute, pour couronner le tout, que ma critique désastreusement longue – déjà publiée ailleurs, et dont je vais vous proposer une version révisée dans quelques jours –, ainsi d’ailleurs que ce billet aux dimensions non moins rédhibitoires, lui soient d’une aide quelconque…