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Martereau

Terminé il y a quelques jours Martereau de Nathalie Sarraute. Le narrateur, dont le nom n'est jamais dit, est un artiste neurasthénique (« la maladie des riches », selon Martereau), borderline (extrême fragilité narcissique, angoisse permanente du jugement d'autrui, idéalisation d'un ami, puis dépréciation...), voire paranoïaque (le moindre détail concourt à l'édification d'un complot malfaisant), à classer directement aux côtés des grands personnages pathologiques, avec les Nouvelles de Pétersbourg de Gogol, Carnets du sous-sol et Le Double de Dostoïevski, la trilogie romanesque de Beckett, La Méprise, Le Guetteur et La Défense Loujine de Nabokov, Bartleby de Melville, Le Château, La Métamorphose et Le Procès de Kafka, Clémence Picot de Régis Jauffret, et d'autres, sans doute, que j'oublie ou que je n'ai pas encore lus. Le style de Nathalie Sarraute, qui épouse les différents états mentaux du narrateur, est tout simplement prodigieux. À la langue sophistiquée, torturée, à la construction et à la ponctuation déstabilisantes des premières pages, sous les auspices de la paranoïa et de l'instabilité affective :

 

« Elle a senti quelque chose, c’est certain… elle s’est méfiée… elle m’observe… elle n’a pas cessé de m’épier par en dessous tandis qu’elle avait l’air de gazouiller innocemment, de s’ébrouer avec insouciance, quand je me croyais si bien en sécurité, fermé, gardé de toutes parts – mais on ne peut jamais, malgré toutes les précautions, les efforts, réussir à les tromper – elle s’est aperçue tout à coup, elle a aperçu quelque chose, une vibration, moins qu’un souffle, un mouvement dans le pli de mes lèvres, dans mon regard un vacillement, elle a compris […] » (Gallimard, « Folio », 2001, pp. 14-15)

 

succède une prose plus classique, à mesure que l'homme sans nom reconstruit, projette sur l'écran de ses fantasmes – la page – un Martereau idéalisé, dénué de toutes les mesquineries, de tous les tropismes d'une bourgeoisie pourrissante dont ses hôtes, l'oncle, la tante, et dans une moindre mesure la cousine, sont frappés :

 

« Martereau, cela va sans dire, ne s’introduit pas par les portes dérobées. Il n’est pas de ceux que sur leur ordre muet je cours chercher et dépose servilement à leurs pieds. Non, Martereau entre ici en toute dignité, tout honneur, par la grande porte. Pour de bons motifs avouables. Je mentionne sans crainte – ou presque – son nom. Il pourra bien, mon oncle, comme il le fait toujours dès que je prononce un nom, plisser les paupières, faire le sourd… » (op. cit., 105)

 

Mais tandis que les symptômes de l'état limite refont surface, que Martereau est soupçonné de quelque bassesse et que le narrateur rumine et ressasse toujours les mêmes scènes, les mêmes paroles, les mêmes pensées, le verbe s'emballe, se répète et se déconstruit :

 

« C’était bien ça – il en était sûr – c’était bien moi qui étais là… c’était pour moi tout ça, pour le petit greluchon, l’enfant gâté, chéri, pourri, de sa tante, de son oncle… envoyé pour l’espionner, pour essayer de "le faire marcher"… et elle, bien sûr, s’empresse, tout sourires, sémillante, rougissante, "ne me regardez pas, j’étais en train de nettoyer, ne regardez pas mes mains, mon tablier"… pensez donc, quel honneur, que ne ferions-nous pas, de petites gens comme nous, de pauvres métayers, quand le fils du châtelain, le jeune seigneur… » (op. cit., 232)

 

jusqu'à l'ultime revirement, qu'on devine transitoire, apaisement voué à une nouvelle destruction – ici la trahison n’a guère de sens.

 

 

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Dans le domaine des pathologies mentales toujours, j'évoque dans une interview pour ActuSF les dessous du Jardin schizologique.

 

 

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