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  • La Cité des crânes de Thomas Day (et autres plans cul du Sud-Est asiatique) / Trans/Fictions N°2

    Avant ma très prochaine livraison, sur le Ring, d’un texte consacré au beau roman de Michel Houellebecq, La Possibilité d’une île, voici une critique, parue dans La Presse Littéraire N°4 en mars 2006, de La Cité des crânes, le dernier roman ambitieux mais totalement raté de Thomas Day, paru aux éditions du Bélial’. Toutefois, ce qui n’est à mes yeux qu’une ébauche de grand roman postmoderne, est décrit par mon ami Xavier Bruce comme « une œuvre forte, novatrice et envoûtante » dans le deuxième numéro de Trans/fictions (mars 2006) – tandis que La Possibilité d’une île serait l’œuvre cynique, basique, racoleuse, d’un « écrivain limité, assez laborieux »… Ah ! Mais que cela ne vous empêche pas, surtout, de vous procurer cette petite revue qui, si elle adopte pour l’heure l’aspect et la logistique d’un fanzine, n’en est pas moins servie par la plume souvent incisive de son rédacteur. Si je vous dis que François Weyergans y est qualifié « d’écrivaillon de troisième zone, poussif et verbeux » (sic), que Bret Easton Ellis, Nick Tosches, Jonathan Lethem, Fredric Brown et David Foster Wallace y sont célébrés, et, surtout, que la profession de foi de Xavier Bruce est, entre autres, de « proposer une autre grille de lecture que celle actuellement en usage », cela ne vous donne pas envie ? Bien sûr, je ne suis pas toujours d’accord avec les enthousiastes ou féroces jugements de Trans/Fictions, mais une telle démarche, alors même que sévissent dans les grands médias des cuistres aussi incompétents que monsieur Jean-Louis Ezine, récemment auteur d’une ridicule notule assassinant sans autre forme de procès un recueil de Juan Asensio, La critique meurt jeune (éd. du Rocher, 2006) que nous ne saurions pourtant trop conseiller à celles et ceux pour qui la critique consiste à vérifier que le produit, en l’occurrence le livre, respecte scrupuleusement le cahier des charges établi par le producteur, euh, pardon, l’éditeur, une telle démarche, donc, ne peut qu’être encouragée.

    La critique meurt jeune du Stalker Juan Asensio est disponible en librairies, et Trans/Fictions, vendu au prix dérisoire de 1€, peut être demandé par mail en écrivant à Xavier Bruce à l’adresse suivante : transfictions@aol.com, ou acheté directement à la librairie Scylla (8, rue Riesener, 75012 Paris). La Presse littéraire, quant à elle, change (encore !) de format (elle reprend celui du Journal de la culture), de prix (14€50) et de périodicité. Dans la dernière livraison (n°6), ma chronique est consacrée aux romans, inaboutis mais prometteurs, de Xavier Mauméjean. Et puisqu’il est aujourd’hui question de revues, j’évoquerai bientôt, une fois n’est pas coutume, le dernier numéro de Galaxies.

     

    Thomas Day est le pseudonyme de Gilles Dumay, anthologiste et directeur de collection chez Denoël « Lunes d’encres ». De sa dizaine de romans précédents, servis par un style souvent qualifié de « percutant » – à l’évidence influencé par des américains comme Bret Easton Ellis et Chuck Palahniuk –, nous retiendrons surtout La Voie du sabre (Gallimard, « Folio SF », 2002), aventure épique, sanglante et poétique du samouraï légendaire Miyamoto Musashi et de son disciple Mikédi ; livre magique, vraiment, qui témoignait d’une grande maîtrise technique et d’une authentique connaissance du Japon médiéval, sans jamais souffrir de la moindre complaisance exotique. L’écriture musclée, un peu stéréotypée de Thomas Day, épousait à la perfection, dans la Voie du sabre, l’art de Musashi – capable de sculpter les vagues au moyen de son sabre et d’y faire apparaître quelque figure ou spectacle mémorables. L’auteur, comme habité, possédé par son univers et ses personnages, composait son récit d’ellipses et de fulgurances, de métaphores et de visions fantastiques, comme Musashi ciselait l’écume.

    Thomas Day nous avait également offert une superbe nouvelle, « Notion de génocide nécessaire », dans un recueil par ailleurs fatiguant à force d’outrances, Sympathies for the devil - redux (éd. du Bélial’, 2004). Dans ce texte d’une soixantaine de pages, Day se délestait de son attirail trash habituel – geysers de sang, de sperme et de drogues diverses – et de son attachement aux codes du noir ou de la fantasy pour s’intéresser au monde des Mongols nomades menacé par les velléités néocolonialistes d’une civilisation dominante – des extraterrestres impérialistes. Mais l’intérêt résidait plutôt dans les relations amoureuses des personnages : du crépuscule d’un couple que seule l’existence d’un enfant maintient en vie artificielle, à la naissance d’un amour cimenté par une authentique communauté de valeurs, nous étions bouleversés par cette cinétique des sentiments, si rare en science-fiction.

    La Cité des crânes, son dernier roman, semblait a priori fait du même bois. Thomas Daezzler, écrivain et alter ego de l’auteur, quitte la France, qu’il juge étouffante et liberticide, pour gagner l’Asie du Sud-Est où il espère baiser à n’en plus finir de belles orientales, plus naturelles que les « pétasses » de l’Occident corrompu… Là-bas Daezzler devient videur d’un bar à putes où il rencontre la douce Malia (qui deviendra sa femme) et l’américain Emilio Homero, le patron des lieux, hanté par la disparition de son frère Juan. Lorsque celui-ci s’évapore à son tour en pleine jungle, Daezzler – par ailleurs membre d’une organisation occulte, la « République Invisible » – part courageusement à sa recherche jusqu’au cœur des ténèbres, jusqu’à la terrifiante Cité des crânes…

    Cette autofiction vaguement déstructurée, qui évoque un peu Le Talent assassiné de Francis Valéry, est un vrai désastre... La Cité des crânes, enterrement de vie de garçon déguisé en aventure moite sous forme de journal, manque avant tout de cohérence. D’abord, le départ du narrateur pour l’Asie, au prétexte d’un vague malaise métaphysique, n’est pas vraiment motivé, pas plus que sa décision de secourir Emilio au péril de sa vie. Ensuite, mille et une pistes, parfois prometteuses, sont délaissées sitôt amorcées. L’ossature de ce récit de voyage qui voudrait convoquer à la fois Conrad, Kipling, Coppola, Houellebecq et Burroughs, ne manquerait sans doute pas d’intérêt s’il n’était pas complètement phagocyté par une superficialité sans fond – c’est-à-dire : par ce que son personnage prétend justement fuir... A force de citer Apocalypse now, L’Homme qui voulut être roi, Le Festin nu ou Aguirre, l’auteur nous laisse espérer une quête initiatique hallucinée, une immersion dans l’enfer moite du Triangle d’or, une dangereuse confrontation avec le Mal – la « Force Hideuse » –, au pire une version flippée d’Au cœur des ténèbres : il ne livre en fin de compte rien de mieux qu’un épouvantable fatras postmoderne, fourre-tout sans âme (mais avec beaucoup de cul) d’où le Verbe est quasiment absent. Ainsi avons-nous droit à des comptes-rendus de lectures (L’Adieu au roi de Pierre Schoendoerffer, La Plage d’Alex Garland…), à un plaidoyer pour Bertrand Cantat donnant lieu à un affligeant enchaînement de lieux communs sur les rapports des artistes à la mort et à la destruction, à un questionnaire de Proust ou encore à de vulgaires généralités sur la sexualité des filles Blacks, des Thaïs ou des Laotiennes. Mais de littérature, point. Même la descente aux enfers finale, qui se résume à une partouze onirique avec des vampires menés par un Kurtz de série Z, est moins évocatrice que ridicule. Enfin, les références injustifiées à William S. Burroughs (auquel un chapitre est consacré) ne font qu’attirer l’attention sur l’abîme qui sépare La Cité des crânes et Le Festin nu  – cette histoire de « République Invisible » par exemple, abandonnée sitôt esquissée, n’est jamais crédible.

    Restent tout de même, rescapés du naufrage, le témoignage, qu’on devine sincère, d’un amoureux de l’Asie, un tigre magique tout droit sorti d’un conte de Borges et, quand il n’est pas question de sodomie, de fellations et de levrettes, quelques beaux passages d’introspection, comme cette « verticalité du désir » où enfin l’auteur se livre, où le narrateur enfin émouvant exprime la vanité de sa course à la jouissance : « La lumière est en haut, les ténèbres sont en bas et je voyage entre les deux, attiré et repoussé sans cesse par ces deux pôles. Je suis un être vertical, une plume ou un grain de poussière dans un tube à vide, rien de plus ».

     

    Thomas Day, La Voie du sabre, Gallimard, Folio SF, 294 pages, 4,70€.
    Thomas Day, La Cité des crânes (et autres magies du Sud-Est asiatique), Le Bélial’, 258 pages, 14€.

     

  • Entretien avec Fabrice Colin

     

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    Fabrice Colin n’est pas un homme oisif : sont parus à quelques mois d’intervalle un roman pour la jeunesse (Invisible, chez Mango « Autres Mondes »), le superbe Kathleen chez L’Atalante, Le Syndrome Godzilla chez Intervista, et une bande dessinée aux Humanoïdes Associés, Tir Nan Og (dessins et couleurs d’Elvire de Cock). Notre auteur assume aussi depuis quelques mois la responsabilité de la nouvelle collection « Points fantasy » aux éditions du Seuil – mais labeur n’est pas dispersion. Voici un entretien, mené par courrier électronique pour Fin de partie, avec cette Voix libre, solitaire, et intègre, de la littérature française.

     

    Olivier Noël : Fabrice Colin, voilà quelques années que je vous lis, et même, de temps à autre, que je soutiens certains de vos livres. Dès vos premiers romans, ou presque, vous avez développé un imaginaire propre, très original, et cependant profondément ancré dans une culture littéraire anglo-saxonne, essentiellement anglaise – ainsi que, mais de façon plus souterraine, par un pan occulte de la civilisation occidentale : l’ésotérisme. Avec Or not to be cependant, vous avez franchi un cap. Sans renier vos univers précédents, ce roman remarquable s’affranchissait totalement des contraintes de genres, et, surtout, de celles qu’imposent les éditeurs spécialisés. En d’autres termes, même si vous n’avez jamais hésité à expérimenter de nouvelles formes de narration, y compris dans vos récits de fantasy (Winterheim) vous ne paraissez jamais aussi libre – aussi sincère ? – que dans vos romans édités par L’Atalante. Or not to be entrelaçait Shakespeare et le dieu Pan, le Songe d’une nuit d’été et Vertigo, poésie et schizophrénie ; Sayonara baby nous perdait dans le labyrinthe mental d’un dormeur éveillé, au cœur d’une Amérique déréalisée ; Kathleen, enfin – lire ma critique –, usant de mille stratagèmes, tente de percer la forteresse d’un vieil homme atteint de la maladie d’Alzheimer, hanté par Katherine Mansfield et, sous l’influence de Georges Gurdjieff, en quête d’immortalité. Avant d’entrer de plein pied dans l’univers tourmenté de Kathleen, j’aimerais évoquer une situation aussi incompréhensible que, j’imagine, agaçante. Je m’inquiétais en effet, dans un long préambule à ma critique de Sayonara baby, de l’accueil presque silencieux de ces admirables romans. Il suffit pour s’en convaincre d’effectuer une requête sur n’importe quel moteur de recherche. Je n’ai pu dénicher, jusqu’à aujourd’hui, c’est-à-dire plus de trois mois après la sortie du livre, que deux comptes-rendus de lecture de Kathleen, sur deux sites consacrés à la science-fiction (alors que vos romans pour la jeunesse bénéficient, ce me semble, d’une couverture satisfaisante). La presse et les sites spécialisés eux-mêmes, se montrent d’ailleurs sinon hostiles, du moins assez réticents – comme si Kathleen ou Sayonara baby n’étaient à leurs yeux que la coquetterie mainstream (ou la trahison) d’un auteur issu des jeux de rôles et de la fantasy –, mais au moins leur accordent-ils quelque attention… Que vous inspire ce silence prolongé d’une critique généraliste par ailleurs capable de consacrer sa « une » et des colonnes par dizaines aux âneries d’une Christine Angot ? Quels rapports entretenez-vous, dans tel contexte, avec votre éditeur, L’Atalante ?

    Fabrice Colin : Il y a deux ans et demi, comme quelques-uns de mes confrères, j’ai pris la décision de me consacrer pleinement à l’écriture. Dès le départ, il était évident que ce n’était pas avec mes romans publiés chez l’Atalante (ni avec aucun roman de littérature générale d’ailleurs) que j’allais réussir à gagner ma vie. Le problème, c’est que les ouvrages du type Or not to be ou Kathleen sont les seuls qui me soient absolument indispensables : il y a cette poignante nécessité d’écrire, sans laquelle aucune littérature digne de ce nom ne saurait éclore. Par conséquent, je ne dirais pas que toutes mes productions annexes (romans de genre, littérature jeunesse, BD, radio, journalisme, conseil éditorial, etc.) servent à « financer » une activité prétendument plus noble, dans la mesure où nous ne sommes pas en présence d’une science exacte et où, surtout, je n’établis pas de stricte hiérarchie entre la littérature de divertissement et l’expérimentation plus ambitieuse, mais il est clair que l’une ne pourrait aller sans l’autre. Je fais en sorte que nulle considération matérielle ne vienne interférer avec le processus créatif. Et j’ai la chance d’avoir un éditeur qui me soutient sans calcul : peu importent mes ventes.

    En ce qui concerne la critique, j’estime être blindé. Je prends ce qu’on me donne. C’est une chance immense, déjà, de pouvoir être publié. Kafka ne sortait rien. Joyce récoltait des procès. Arno Schmidt était pauvre. Je n’établis naturellement aucune comparaison. Mais les faits sont là : dès que vous sortez des rails (ce qui est loin d’être mon cas), c’est fini. La critique ressemble à un bébé gorille pourvu de grosses pattes maladroites. Vous pouvez lui donner des cubes, l’animal saura s’amuser, peut-être même édifier une vague construction. Inutile, pour autant, de lui confier une rose ou un Rembrandt.

    La seule posture convenable, c’est de se mettre au travail et de ne se soucier de rien d’autre sans quoi on devient fou ou – plus souvent – on écrit n’importe quoi, dans une tentative aussi vaine que désespérée d’adhérer aux goûts de cette mystérieuse entité appelée « public ». J’ai essayé de lire un livre de Christine Angot. Le ciel m’est témoin que j’ai essayé. Franchement, il n’y a pas à être aigri. Ce n’est rien du tout, Christine Angot – je dis ça comme je parlerais à un enfant qui s’est égratigné le genou : ce n’est rien, ça sera vite oublié. Il y a suffisamment de romans merveilleux par ailleurs.  

    Quant aux milieux auxquels vous faites allusion : les gens de la SF et de la fantasy sont plutôt bienveillants, je n’ai pas à me plaindre. Les critiques traditionnels, eux, n’ont sans doute pas le temps, pas les moyens. Lorsqu’on vieillit, c’est plus simple d’aller dans le sens du courant – l’énergie se délite. Partir en croisade, mener une quête, ça demande des forces, des convictions. Les colères d’un Polac ou d’un Jourde seront toujours infiniment plus respectables, de mon point de vue, que les sempiternels commentaires composés qui font l’ordinaire des Inrocks ou de Lire. Et peu importe leur objet. Pour le reste, je préfère recueillir un silence glacé qu’un assentiment cordial en forme de prière d’insérer : au Masque et la Plume par exemple, il est évident que les chroniqueurs n’ont pas lu la moitié des livres dont ils parlent. En tout cas, c’est à espérer.

    Bref.

    Le seul danger qui me guette, c’est d’être lu par un nombre si restreint de personnes que même la volonté et la foi n’y suffiront plus. Les maigres réactions que suscitent mes romans (les vôtres en font partie) me comblent pour l’instant. Je déborde d’énergie. J’ai quatre romans de littérature générale en chantier pour les deux années à venir.

     

    O.N. : J’aurais tendance, sur ce point, à rester modérément optimiste, mais aussi à ne pas faire confiance aux médias traditionnels, peu concernés en effet par ce que j’avais appelé chez Juan Asensio la « littérature à contre-vent ». D’où l’existence de ce blog, à la fois rempart contre la médiocrité, dont les cohortes sont chaque jour plus puissantes, et modeste relais, ou chambre d’écho, pour des œuvres admirables ou ambitieuses.

    Venons-en donc à vos livres, et plus précisément à votre dernier roman de « littérature générale » (encore que cette appellation n’ait ici pas grand sens). Après la célébration païenne d’une nature nourricière dans Or not to be et certaine forme de sorcellerie dans Sayonara baby, vous vous tournez à nouveau vers l’invisible, via la personne de Georges Gurdjieff. Louis Pardieu, le héros de Kathleen, cherche, dans le sillage de Katherine Mansfield – en qui s’incarnait pour lui le désir comme principe de vie –, à atteindre une certaine forme d’immortalité – d’immobilité. Katherine Mansfield, dans votre roman, semble d’ailleurs y parvenir – du moins si l’on en croit le récit de Pardieu –, puisque plus d’un an après sa mort, son corps exhumé est parfaitement intact. La « quatrième voie » de Gurdjieff, si elle emprunte des chemins autrement plus folkloriques, n’est cependant pas sans évoquer la gnose christique de Raymond Abellio dont l’oeuvre, et en particulier, pour s’en tenir au champ romanesque, Visages immobiles, visait précisément à la transfiguration de l’être, à l’engendrement – ou à la révélation – du Moi transcendantal au centre de sa « Structure absolue ». Georges Gurdjieff a souvent été accusé d’avoir hâté le décès de Katherine Mansfield, atteinte de tuberculose, au Prieuré d’Avon. Pourtant son époux John Middleton Murry, à la fin du Journal de l’écrivain, écrit ceci : « Au bout de trois mois environ, au début de 1923, elle me demanda de venir passer une semaine avec elle. […] Je n’ai jamais vu, je ne verrai jamais un être aussi beau qu’elle en ce jour-là ; on eût dit que cette exquise perfection, qui avait toujours existé en elle, avait achevé de prendre possession de tout ce qu’elle était »… Dans votre roman Gurdjieff apparaît d’abord comme un original, mais peu à peu, le personnage acquiert de l’épaisseur ; derrière le jargon, réside une quête métaphysique authentique. Quel regard portez-vous sur cette forme ésotérique de spiritualité ? Le roman – que Gurdjieff, apparemment, méprisait –, ne serait-il pas, comme le suggérait Abellio, une forme idéale – quoique jamais achevée, car plus discursive que synthétique – de spiritualité ?

    F.C. : Gurdjieff est une personnalité fascinante, éminemment complexe. Il serait hasardeux de ne voir en lui qu’un gourou mystificateur œuvrant à la triste manière d’un Ron Hubbard ou d’un Claude Vorilhon. Il refusait des adeptes. Il refusait parfois leur argent. Il avait réellement voyagé. Surtout, il pratiquait, comme vous le laissez entendre, une spiritualité vraie.

    Je n’ai rien inventé. J’ai lu autant de chapitres des Récits de Belzébuth (qui sont disponibles en librairie aux Editions du Rocher) que mon estomac en pouvait supporter. Manifestement, ce bouquin est un écran de fumée. J’aurais donné cher pour assister ne serait-ce qu’à l’une des réunions parisiennes de Gurdjieff. Juste pour le voir, juste pour goûter sa présence. La plupart des personnes qui l’ont rencontré en gardent un souvenir pour le moins partagé, phénomène dont le Monsieur Gurdjieff de Pauwels se fait régulièrement l’écho. On oscille en permanence entre métaphysique de haut vol et supercherie grotesque. Sur le fond, la méthode Gurdjieff m’apparaît comme une synthèse aménagée de dogmes bouddhistes et chrétiens, avec un petit côté nietzschéen en prime. Sur la forme, rien de fondamentalement neuf : tout est affaire de foi, de rumination, d’abandon volontaire. Le principe de ce genre d’enseignement, c’est de décourager ceux qui ne le méritent pas – il n’existe évidemment aucun cas documenté d’immortalité ou de réincarnation parce qu’on ne situe pas sur un plan littéral. Bon, pourquoi pas ? Passé le baroque de la mise en scène, c’est une démarche que je respecte. Mais je ne me suis moi-même jamais engagé très loin sur cette voie. L’époque ne se prête guère aux longues équipées intérieures ; ceux qui les entreprennent en paient généralement le prix, et ne peuvent pas en parler.  

    Le roman comme forme idéale de spiritualité ? Je reprends cette belle phrase de Slothorp, à propos de Thomas Pynchon : « Il m'arrive même parfois de ne souhaiter plus qu’être un personnage de ses romans. Ce serait une belle façon de disparaître. » Voilà le cœur de ma thématique. Quelles vies en-dehors de la vie ? Ne pas mourir, qu’est-ce que c’est ? J’ai récemment assisté aux funérailles d’un proche. Le samedi, il allait faire son tiercé. Le jeudi suivant, on versait ses cendres dans un petit trou de terre. Terminé. La question : quand je serai mort, aurai-je plus ou moins existé qu’Anna Karénine ? On peut finir par se trouver à force de se perdre. C’est ce que racontent mes trois romans : ils brouillent les cartes, tirent le tapis sous le pied du lecteur, élaborent des stratégies de contournement. La mort est une montagne, inattaquable de face ; un roman est souvent la solution d’un problème par lui et à lui seul posé.

     

    O.N. : Autrement dit, notre vie n’est pas tant la somme de déterminismes sociaux, que la trame tissée par nos fictions. « Les événements de la vie s’enchaînent et forment une mosaïque qui ne devient intelligible qu’au soir de votre vie. La plupart des gens ne discernent pas ce motif », écrit Edith, la bienfaitrice de Louis. Se perdre pour mieux se trouver, en effet. Kathleen entrelace au moins quatre niveaux de narration – sans parler des reproductions de polaroïds et autres dessins – : le présent de Charles Pardieu ; la vie de son père, Louis (dont certains passages, qui tous concernent une certaine Martha, sont rayés) ; un texte surréaliste et apocalyptique vraisemblablement rédigé par Louis ; et, dans les marges de ce récit fantastique, les bribes d’un monologue intérieur, qu’on devine être celui de Louis atteint d’Alzheimer. Cette juxtaposition d’éléments confère à Louis une vie propre faite de drames et de fiction, de faits authentiques et de désirs – un peu comme dans Big Fish, le film de Tim Burton –, ce qui est fort émouvant, voire dérangeant, parce qu’elle nous confronte au sens même de notre existence. Elle vous permet aussi, il me semble, d’opposer un présent désenchanté, ce temps de l’immédiateté où le téléphone portable et la Toile interdisent toute patiente construction d’une vie (« l’époque se prête mal aux longues équipées intérieures », avez-vous justement écrit dans votre réponse précédente), et un passé littéraire et magique où tout est (était) possible. Simple nostalgie, ou mal plus profond ? La société de l’information serait-elle le tombeau de l’imaginaire ?

    F.C. : Ce n’est pas tant un mal qu’un perte de repères. Nous ne savons plus trop ce qu’est l’autre réalité. Un monde tangible, des portes, une autre perception : nous aimerions que les données soient si simples. Malheureusement, il n’en est rien. Prenez le deuil. Où vivent nos fantômes ? A côté de nous ? En nous ? Des gens que je connaissais sont morts. Je ne les vois pas. Je ne les voyais déjà pas avant. Qu’est-ce qui a changé ? Et le 11 septembre : je ne suis pas retourné à New York, je n’ai aucune expérience directe de ce qui s’est passé. En ce qui me concerne, rien n’est arrivé. Songez aux génocides futurs, aux conséquences de ça. Je ne suis pas nostalgique. On n’a pas le droit de l’être. La perte de repères peut s’avérer salutaire si on accepte les règles. Mais le « long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens » dont parlait Rimbaud n’est à mon sens plus de mise. En nous bombardant d’informations, le monde se charge très bien de nous dérégler. Dieu se niche dans le regard d’un poisson rouge.  Dieu soupire quand vous allumez votre ordinateur. Dieu n’existe plus à force de trop exister : il y a quelque chose de christique dans la conscience de ce siècle. Je ne sais pas si c’est de l’ordre du suicide ou de la révélation mais, pour un écrivain, c’est terriblement excitant.

     

    O.N. : « Dieu n’existe plus à force de trop exister » : Dieu, c’est-à-dire l’Autre, n’est-ce pas ? Dans Kathleen, si les dialogues du « récit de vie » de Louis (pour parler comme les clones de La possibilité d’une île) sont de facture classique, ceux du monologue intérieur de son fils Charles, dans la société contemporaine, sont en revanche dénués de toute marque distinctive. En d’autres termes, Charles voit le monde se contracter (ou se « rétracter », comme il est dit de Louis, p. 266) autour de lui, se confondre avec lui. Narcissisme absolu, schizophrénique, qui rappelle inévitablement les yuppies et mannequins-vedettes de Bret Easton Ellis.

    Le jeune narrateur du Syndrome Godzilla, court roman publié chez Intervista, intériorise lui aussi ses contacts avec l’extérieur ; nous ne savons donc jamais avec certitude si, en effet, ses fantômes sont en lui ou au-dehors. Seules, ses premières conversations avec l’homme au sac en plastique sur la tête, qui se fait appeler Godzilla, sont pourvues des tirets cadratins habituels – bref intermède avant une nouvelle contraction. Glissement de temps sur Mars, génial et terrifiant roman de Philip K. Dick, prévoyait une dangereuse multiplication des cas de schizophrénie. Le Mal de notre époque, ce pourrait bien être, justement, la « rongeasse » du livre de Dick, cette perte de repères (ici, temporels) qui abolit la distance qui nous sépare de notre propre mort. Je repense à la conclusion du Syndrome Godzilla, déjà lue dans Kathleen : « Nous faisons tous partie du film ». La conscience de ce siècle serait christique, dites-vous… En êtes-vous bien sûr ? Ne serait-elle pas plutôt luciférienne ?...

    F.C. : Luciférienne au sens de porteuse de lumière, oui, bien entendu – « excusez-moi, marmonne l’aliéné, j’ai parfois du mal à établir la distinction. » C’est drôle que Dick revienne toujours sur le tapis. Je n’ai jamais ouvert un livre de cet auteur, et on le cite tellement à mon propos que je ne m’y risquerai probablement jamais. Pour ce que j’en lis, Dick était un visionnaire. Sans vouloir en aucune façon me comparer à lui, je dirais que je suis plutôt un rapporteur, un filtre. Je ne fais que raconter, non pas ce que je vois, mais ce que je perçois de l’époque. Un éditeur me disait récemment que j’avais de la chance – les écrivains ont de la chance et le moins qu’on puisse dire, c’est qu’ils ne sont pas très nombreux à s’en rendre compte en France – parce que l’époque est intéressante, au sens chinois du terme : une authentique malédiction. On le voit aux Etats-Unis. Don DeLillo et Bret Easton Ellis n’auraient pu naître ailleurs.

    Si la seule distance qui nous sépare de notre propre mort est le temps – et il semble que ce soit le cas – c’est sur le temps que doivent se porter nos efforts. Je n’essaie pas de parler d’immortalité. Subjectivement, l’immortalité n’a aucune importance. Vous êtes, nous sommes probablement tous immortels et nous ne le savons pas. Ou bien nous sommes Dieu, et nos mots sont des impulsions nerveuses, ou bien nous sommes collectivement la réincarnation d’un paysan mexicain syphilitique (un rêve à l’intérieur d’un rêve) et à vrai dire, peu importe : j’accueille toutes ces hypothèses avec joie. « When the game has gone on long enough, all of us will wake up, stop pretending, and remember that we are all one single Self, the God who is all that there is and who lives for ever and ever. » C’est Allan Watts qui disait ça. Se rassurer ne pose aucun problème.

    Pour en revenir à nos préoccupations, mon boulot est effectivement de travailler sur le temps : le temps en tant qu’obstacle, en tant qu’écran de fumée. Si nous ne nous plions plus aux tyrannies de ce maître encombrant, si nous refusons son système et ses contraintes alors, oui, nous voyons la mort en face, et elle disparaît aussitôt. Pour l’instant, je ne suis parvenu à imaginer qu’une maigre série de « stratégies de contournement » – celles que j’évoquais plus haut – mais j’aime à croire que j’ai le temps, justement, et que l’illumination se présentera en son heure.

    Je me suis mis à relire Raymond Abellio, puisque vous en parliez. Je suis bluffé par son efficacité romanesque. Les yeux d’Ezéchiel sont ouverts : on aurait pu s’attendre à des efforts autrement pontifiants. « Le roman gnostique à l’intérieur du roman d’action », disait Michel Camus. Cette méthode me plaît ; elle s’est perdue, il faut la retrouver et ça promet d’être horriblement ardu mais, très franchement, si la littérature ne sert pas à ça, je ne vois pas à quoi elle peut servir.

     

    O.N. :
    D’ailleurs, bien qu’ils soient de facture plutôt postmoderne, vos romans étonnent par leur puissance romanesque. On s’aime, on meurt, on se souvient, on oublie, on rêve, et une vie se dessine, bouleversante.

    Mais permettez-moi de revenir à ma précédente question. En quoi cette « conscience du siècle » serait-elle christique, et salutaire ? Chez Dick, le temps linéaire est moins un obstacle qu’un rempart : son brouillage, son glissement ou sa désarticulation empêchent précisément ses personnages de se construire une vie… Ce n’est d’ailleurs qu’au contact des martiens primitifs que Manfred Steiner, le jeune autiste schizophrène de Glissement de temps sur Mars, trouve le salut. La conscience du temps, n’est-ce pas ce qui manque à un monde désenchanté, tel que le définissait Marcel Gauchet, c’est-à-dire un monde où la religion est sécularisée, où les rites, où l’invisible, ne rythment plus la vie quotidienne ? Dans Le syndrome Godzilla, l’homme au sac en plastique demande : « Est-ce qu’il faut voir la mort en face pour devenir capable d’amour ? ». Nous connaissons tous deux la réponse, je crois…

    F.C. : C’est assurément dans ce combat contre le temps, le temps en tant que brouillage – une somme de contraintes parasites – que réside la beauté de la vie. Comment l’homme se débat. J’entends christique au sens sacrificiel du terme. Nous laissons tous des plumes dans la bataille et mes personnages n’échappent pas à la règle. Le temps subit une accélération exponentielle. C’est idiot, on entend ça partout, il faudrait dire : le temps se désagrège, il perd son sens. On le voit dans Ada ou l’ardeur, c’est très touchant : Nabokov essaie de retenir le temps et, pour le lecteur, c’est comme un bain de jouvence, un retour aux sources d’une lumineuse évidence. Quoi qu’il en soit, la machine est en marche. Je ne voudrais pas donner dans la prophétie de bas étage, mais les signes se multiplient. Nous allons très rapidement épuiser l’espace des possibles ; ensuite, il faudra inventer autre chose, ou quelque chose s’inventera malgré nous. Quand je dis salutaire, encore une fois, c’est en croyant de toutes mes forces à l’apocalypse, à la révélation ; je pense qu’il faudra en passer par une phase de chaos, et si possible dans la joie. On en est encore loin. Regardez la critique culturelle. Regardez ce qu’il en reste, et voyez à quelle vitesse le vent tourne. Ça devient une mécanique absurde. Le succès est une épreuve. Le succès signifie que l’œil de ce système qui se croit monde s’est posé sur vous et que, très probablement, vous allez en crever.

    Derrière le tourbillon, l’invisible, comme vous dites, ne trouve plus à s’exprimer, sinon par jaillissements ou explosions. C’est un peu comme si nous pointions nos radars vers un trou noir. On sait que tout est possible, y compris les Martiens, y compris une autre idée de Dieu mais pour l’instant, c’est la dégringolade, l’engloutissement inéluctable. C’est pourquoi, et on en revient à ce que je disais au début, la seule solution pour un écrivain, ou n’importe quel artiste, est de travailler dans son coin – de tracer des lignes.

     

    O.N. : Votre comparaison avec les trous noirs est assez saisissante. La seule manière de découvrir ce qui se passe au cœur d’un « œil de Dieu », est d’en franchir le point de non retour, et d’être « englouti ». Mais nous savons – jusqu’à nouvel ordre – qu’avant même d’en atteindre le centre, un tel voyageur serait irrémédiablement détruit…

    Dans mon crépuscule des idiots, j’écrivais : « Domaine infra-verbal pour Juan Asensio, univers de la furtivité pour Dominique Autié, la Toile, ce schizo-monde infernal peuplé de simulacres, ne saurait en effet relayer la moindre parole solitaire sinon pour la broyer sans état d’âme et à son insu. La Zone elle-même, qui se voudrait pourtant telle, a surtout réussi – les anticorps de la Matrice sont désormais trop puissants – à traîner dans son sillage son cortège de commentaires dégénérés, cellules métastatiques dont la prolifération exponentielle menace de submerger le monde sensible qui les a vu naître, comme si l’Univers, après s’être étendu, s’auto-dévorait jusqu’à n’être plus qu’un non-point de densité infinie – anus mundi sans la moindre dimension. » Selon vous, comment cette parole solitaire peut-elle s’exprimer aujourd’hui ? Quelles sont, sur le plan romanesque, vos « stratégies de contournement » ?

    F.C. : Il y a d’abord un aspect pratique. Il faut se sentir libre, c’est un point – on l’a vu – absolument primordial : la parole ne prend de valeur que lorsque l’auditoire peut être négligé, au plan quantitatif s’entend. Ensuite, le phénomène que vous décrivez a depuis longtemps envahi le paysage littéraire français. Et c’est bien d’un cancer qu’il s’agit : à force d’expansion, la littérature se détruit elle-même. Tout le monde écrit, tout le monde publie, n’importe quoi et de plus en plus. Je peux en parler, j’ai moi-même participé à cette prolifération au temps de mes premiers romans. Il faut savoir faire amende honorable : je ne suis pas certain que cette multiplicité de supports, d’opportunités, de prix ou de critiques soit profitable à qui que ce soit en définitive.

    Ma stratégie principale réside en quelques points très simples. Creuser son sillon ; ne se préoccuper ni des critiques ni des ventes ; aimer son lecteur, au sens où l’on va aimer celui à qui l’on offre un aller simple vers une destination mystérieuse ; ne pas connaître ladite destination, mais embarquer aux côtés du passager unique ; au milieu du vol, se lever, marcher d’un pas décidé vers le poste de pilotage, sortir une arme, etc. Ne pas prendre tout ça trop au sérieux, mais le reste encore moins. Je demeure persuadé que la vérité, si elle doit émerger, émergera malgré nous ; je m’efforce d’être un vecteur. Avant tout, il faut s’ouvrir : aux autres vies, aux autres pensées – laisser la pluie battre au carreau, et rêver. De temps à autre, quelqu’un arrive et me dit : « j’ai lu ». Parfois, c’est vrai. Et c’est déjà splendide.

     

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    © Didier Leclerc, pour l'Atelier Photographique N89

     

  • Kathleen de Fabrice Colin

     

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    « Mon esprit est à peu près mort. La source de ma vie est tellement amoindrie que c’est à peine si elle n’a pas tari. Presque toute cette amélioration de ma santé n’est que faux-semblant – que comédie. […] Qu’est-ce donc que ma vie ? C’est l’existence d’un parasite. »
    K. Mansfield, Journal.

     

     

    La meilleure façon d’entrer dans l’univers dramatique de Kathleen de Fabrice Colin – l’un des plus impressionnants romans parus cette année – n’était sans doute pas la froide analyse, encore qu’une telle chose soit possible et, je n’en doute pas, passionnante. Fin de partie vous propose plutôt, une fois n’est pas coutume, une lecture fragmentaire où s’entrechoquent des extraits du roman et mes commentaires. Beaucoup d'éléments seront ici révélés, mais cela ne devrait pas, il me semble, atténuer la magie du texte. Et dans quelques jours, vous découvrirez un long entretien qui devrait en inciter plus d’un à s’intéresser à l’œuvre de cet écrivain de premier ordre.

     

    *

     

    Nous pouvons diviser Kathleen en trois grands niveaux de récit (plus un quatrième, enchevêtré avec le troisième) :

    A) À Paris, en 2005, Charles Walker se rend au chevet de son père, Louis Pardieu, dont la mort est imminente. À mesure que les souvenirs et les questions affluent, le mystère qui entoure Louis paraît s’épaissir irrémédiablement. A-il réellement rencontré et aimé Katherine Mansfield ? Quel rôle a-t-il joué auprès de Georges Gurdjieff, le mage caucasien d’Avon et de Saint-Germain ? Charles, tourmenté, reproche à son père d’avoir menti sans cesse, de ne lui avoir jamais révélé la vérité.

    B) La vérité, serait-ce ce que nous apprend le « récit de vie » de Louis, biographie de sa jeunesse qui semble d’abord émaner d’un énonciateur omniscient, mais qui s’avère in fine avoir été rédigé par Louis lui-même ?...

    C) Dans d’autres pages, sur une colonne plus étroite, un autre narrateur (sans doute Louis, à nouveau) nous conte son étrange périple dans un monde en guerre contre des machines et, incises dans les marges gauche et droite de ce récit fantastique, de poétiques incantations – pensées de Louis malade – évoquent Katherine Mansfield (l’Amie) comme s’il s’agissait d’une déesse adorée.

    Enfin, reproductions de polaroïds et dessins épurés complètent le tableau…

    D’apparence complexe, Kathleen est pourtant construit assez simplement, puisque se succèdent très exactement sept séries ABC, ce qui donne : ABC/ABC/ABC/ABC/ABC/ABC/ABC.

     

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    « Il ne croyait ni aux fantômes ni aux hallucinations. Il croyait au souvenir.  Il croyait aux images et à la force du désir. »

     

    *

     

    La Kathleen du titre, c’est Katherine Mansfield, née Kathleen Beauchamp, nouvelliste morte à 35 ans, dont l’œuvre vient d’être rééditée chez Stock[1]. Son souvenir obsède Louis Pardieu, qui fit plus que la croiser au Prieuré d’Avon, au point que sur son lit de mort, ses dernières pensées, à supposer qu’il s’agisse bien d’elles dans les marges du récit fantastique, lui sont consacrées (vous serez là vous aussi, Kathleen – vous serez là.). Notons que c’est essentiellement dans ce texte onirique, voire surréaliste, que l’écrivain est désigné sous son véritable prénom.

     

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    Louis passe son enfance au Prieuré des Basses-Loges d’Avon, dans la forêt de Fontainebleau. Son père, Mathurin, en est le gardien, pour le compte de Margaret Labori, épouse de Fernand Labori, le célèbre avocat de Louis Dreyfus. Mathurin est un homme jaloux, sans doute parce que sa mère, Justine, est une femme très belle. Ta mère est une putain, répétaient les autres enfants. Ta mère est une putain !

     

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    « La suite ? Tu parles de la suite, Poopdeck Pappy ? Mais, putain, on la connaît par cœur, la suite, la suite c’est : un homme debout au bord du lac avec les montagnes fumantes en arrière-plan, la suite c’est : une saloperie de barque vide qui revient vers nous en oscillant, la suite c’est toi – toi et tes larmes silencieuses, toi qui te retournes vers ton fils, le menton tremblant d’angoisse, toi et tes lèvres qui remuent et ton regard qui brille, presque heureux – et ces mots, ces mots qui ont tant de mal à sortir : Katerina a disparu. »

     

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    Après Or not to be en 2002 et Sayonara baby en 2004, Kathleen est le troisième roman de Fabrice Colin publié par L’Atalante. Dans Or not to be, le schizophrène Vitus Amleth de Saint-Ange était hanté par des souvenirs qui semblaient être ceux de William Shakespeare lui-même ; et le personnage de Sayonara baby paraissait composé d’un patchwork instable d’identités aussi floues qu’innombrables. A priori, c’est un mal plus banal – mais non moins dramatique – qui frappe le héros de Kathleen, Louis Pardieu, puisque celui-ci, mourant et hanté par Katherine Mansfield, présente tous les symptômes de la maladie d’Alzheimer.

     

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    À mesure que les pièces du puzzle s’assemblent, Louis Pardieu (re)prend vie, riche de plusieurs existences, de drames et de passions. L’oubli et la mort, qui l’attendent irrémédiablement, auront été vaincus par les textes qu’il aura laissés. Qui est-on vraiment ? Sommes-nous les mêmes, à des époques et en des lieux différents ? Comme le vieillard de Big Fish, le film de Tim Burton, Louis préfère l’illusion, la légende, c’est-à-dire l’imaginaire, à la stricte restitution des événements, au risque de désorienter son propre fils. Impossible de ne pas y voir la profession de foi de Fabrice Colin qui, s’il n’est pas homme à acquiescer aux fadaises des marchands d’opium, s’est toujours efforcé de soumettre les événements de ses romans à un travail de contournement semblable à celui qu’imposent au rêveur les instances de l’inconscient. Ainsi de Kathleen, qui refuse de réduire son personnage à une série de faits consignés dans les registres – comme les nombreuses morts qui l’entourent, autant de plaies (ou de stigmates) qui altèrent profondément sa vision du monde. Ainsi également du Syndrome Godzilla, où les conflits intérieurs du jeune narrateur dépressif, s’intriquent avec le désespoir d’un personnage, Godzilla, dont on ne sait s’il est vraiment réel, ou s’il n’est qu’un fantasme.

     

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    Dans La possibilité d’une île, l’excellent dernier roman de Michel Houellebecq, la vie de l’humoriste Daniel est commentée par ses tristes clones qui, malgré une réduction génétique leur épargnant toute émotion, se rendent évidemment compte que l’angoisse de la vieillesse de leur ancêtre, n’était que le corollaire d’une irrépressible envie de vivre et d’échapper à sa condition d’homme ordinaire.

    Dans Kathleen, c’est Louis Pardieu lui-même, en pleine possession de ses moyens (sa biographie), délirant (son récit de science-fiction), ou au seuil de la mort (le monologue intérieur des marges) qui prend son histoire en main. Chez les deux auteurs, que par ailleurs tout sépare, la mort est l’élément central, le cœur du récit, l’obstacle à contourner, rarement désigné mais omniprésent.

     

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    Au travers de ce dialogue impossible entre un père, à l’esprit dévasté, et un fils rancunier, nous assistons aussi à la confrontation d’un passé littéraire, magique, terrible et romantique (Gurdjieff, Mansfield, les excès mélodramatiques de la biographie de Louis) et d’un présent désenchanté où Google et le téléphone portable interdisent toute construction lente de la personnalité ou d’une relation, et phagocytent l’imaginaire. Comme la plupart des fictions de Fabrice Colin, y compris ses récits de fantasy tels les trois tomes du cycle de Winterheim, Kathleen est un roman du désenchantement du monde.

     

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    « Les mots sont de petits bouts de papier, deux ou trois en général, déchirés par la main du ciel, éparpillés sur l’herbe – assurément destinés à ma sagacité. De simples phrases : Ici, il faut que je note un rêve. Ou bien La lune et la rosée avaient posé une paillette sur chaque chose. Et encore Une fontaine de fées tout en mousse verte. Une fois ma récolte terminée, je remonte dans mon bureau et classe les coupures par ordre de découverte. Les premiers jours, j’ai éprouvé toutes les peines du monde à établir une chronologie satisfaisante. Puis, après un peu d’entraînement, j’ai compris qu’il n’était pas si difficile que cela de déterminer une séquence : il suffit d’écouter la musique des phrases. Aujourd’hui, c’est devenu une seconde nature.
    Mis bout à bout, les mots composeront un texte complet. Certes, il est encore trop tôt pour deviner ce qu’en seront le sens et la thématique. Le moment venu, cependant, je ne doute pas que les explications surgiront d’elles-mêmes. »

     

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    Une nuit de janvier 1914, Louis alors âgé de sept ans, surprend des éclats de voix. Son père hurle à sa mère : Putain ! L’été de la même année, alors que la guerre est déclarée – Mathurin, trop âgé et de santé fragile, y échappe  –, Justine bouleversée confesse à Louis qu’elle a un amant, certain Victor. Je veux que demain tu te casses une jambe. […] Il y a des arbres dans la cour de l’école. Monte sur un arbre et laisse-toi tomber. Oh ! mon Dieu, je suis folle. Louis ? N’écoute pas ce que je te dis. Je veux juste… J’ai juste besoin d’une heure avec lui. Tu vois ? Mais Louis l’a bien écoutée – si bien que le désir, celui qui consumait sa mère aimée, fera plus tard l’objet de toutes ses attentions.

     

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    Louis n’entend pas le maître hurler, il n’entend pas les autres gamins, il n’entend que sa mère, monte sur un arbre et laisse-toi tomber, c’est comme un mauvais, mauvais rêve, et, lentement, bascule.

     

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    « […] notre seul problème, et depuis toujours, c’est le temps. »

     

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    Le 21 février 1916, à Verdun, Victor, qui n’avait pas vingt ans, tombe sous le gaz asphyxiant et les balles des allemands. Lorsque la terrible nouvelle lui parvient, Justine ingère la missive, comme pour manger la mort de son amant. Le 8 juillet, le petit Louis découvre le cadavre de sa mère, nue, pendue à un arbre du parc.

    Les arbres desquels on tombe, auxquels on se pend, les arbres qu’on étreint, qu’on caresse, sont dans Kathleen d’évidents symboles de virilité, de solidité, de stabilité – d’immobilité, opposée au feu pâle, éphémère, d’une vie humaine. Ils sont les symboles vivants de cet imaginaire immémorial qui resurgissait dans Or not to be avec les traits du Grand Pan.

     

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    En 1922, Georges Gurdjieff et ses disciples s’installent au Prieuré d’Avon. Mathurin n’est plus que l’ombre d’un homme, imbibé d’alcool et enfermé dans un mutisme persistant. Alors âgé de quinze ans, Louis découvre un monde étranger, et étrange, de jeûnes, de ballets russes et de travaux agricoles. Si Gurdjieff peine à voir en lui plus qu’un imbécile heureux, Louis se lie cependant d’amitié avec un dénommé Orage, éditeur fameux d’Erzra Pound, T. S. Eliot et G. K. Chesterton. Justine avait communiqué à Louis son amour de la langue et des livres, ce que ne manquent pas de remarquer les disciples : il est engagé comme traducteur et rédacteur de communiqués de presse.

     

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    Roman, cancer de la pensée, maladie grave, subjectivité, que du mensonge, mensonge : jamais écrire roman, complète merdité. Ce sont les mots de Gurdjieff. Fabrice Colin, qui ne cède jamais aux excès faciles de la condamnation ou de l’admiration béate, prend évidemment ses distances avec le mage : son roman, qui nous dit sa foi inébranlable en la littérature, tente précisément d’immortaliser ses personnages, de les rendre plus vivants que nous ne le sommes nous-mêmes. Fabrice Colin ne cesse de se confronter à son horizon ultime, la Mort. Et d’une certaine manière, il est l’un des rares écrivains, aujourd’hui, à croire encore au pouvoir romanesque, au roman comme mise à nu des mouvements invisibles du monde. Plonger dans l’univers intérieur de Louis, n’est d’ailleurs pas moins dépaysant qu’explorer les espaces inconnus de Rama ou de Solaris… De même que nous n’en savions pas plus sur l’origine et le sens du gigantesque artefact extraterrestre à la fin de rendez-vous avez Rama, ou sur ceux de la planète-océan du livre de Stanslaw Lem, de même aucune vérité ne nous est livrée au sujet de Louis Pardieu, qui emporte ses secrets dans sa tombe. Comme chez Clarke, comme chez Lem, c’est dans la relation des explorateurs – ici : son fils Charles, et le lecteur – avec l’entité explorée, que réside le sens de l’aventure.

     

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    Dans La fosse de Babel, Raymond Abellio écrivait : « […] qu’est-ce en effet que le drame de l’esthétique sinon celui de la communication, c’est-à-dire par excellence le drame religieux, par quoi au dernier instant tout se relie, c’est-à-dire encore l’épreuve dernière par quoi les solitudes s’affirment et s’effondrent et où le témoignage se fait martyre, et l’art sera en effet le dernier martyre ou bien ne sera rien. Les mots d’engagement et de dégagement perdent ici leur sens, et leur opposition devient même vulgaire et profanatrice. C’est que le vrai roman, c’est-à-dire celui de la structure absolue, enferme par force toute l’histoire en l’arrêtant ». Kathleen n’est rien de moins qu’une (modeste) quête métaphysique de cet ordre, même si, bien entendu, le vrai roman abellien ne saurait exister.

     

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    Le 17 octobre 1922, Orage annonce à Louis la venue d’une amie à lui. Elle s’appelle Katherine. Remember her name.

     

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    Le Journal de Katherine Mansfield s’arrête au 18 octobre 1922 : « Dans le jardin d’automne, les feuilles tombent. Petits pas qui se posent, comme un chuchotement léger. Ils s’envolent, tourbillonnent, virevoltent, frémissent. »[2] Suit une liste de mots (Cendres, J’ai froid, Allumer un feu, etc.), dont Katherine cherchait l’équivalent en russe. Les événements décrits dans Kathleen, ultérieurs aux dernières pages du Journal, reposent donc à la fois sur les témoignages d’autres personnes présentes, et sur l’imagination de l’écrivain.

    L’arrivée de Katherine Mansfield au prieuré bouleverse la vie de Louis, qui la désire éperdument. L’auteur se lie d’amitié avec le jeune homme, qu’elle aide à perfectionner son anglais. Mais il y a déjà un homme dans sa vie : John Middleton Murry, surnommé Bogey. Jusqu’à ce jour de décembre, où, dans l’étable, l’anglaise croit pouvoir bénéficier, au moins un instant, de la vitalité du jeune homme…

    Quelques semaines plus tard, après que Louis a seulement réussi à plonger son visage entre ses cuisses, Katherine Mansfield meurt, terrassée par la tuberculose. Après l’enterrement au cimetière communal d’Avon, Louis « essaya de tournoyer sur lui-même comme il l’avait vu faire, de plus en plus vite », comme un derviche. Il n’aura de cesse d’abolir la distance, pourtant irrémédiable, qui le sépare d’elle, et commence alors à s’intéresser aux théories de Gurdjieff, pour qui il existe une possibilité de vie après la mort – une certaine forme d’immortalité –, le « quatrième corps », que seule une parfaite maîtrise du centre sexuel permettrait d’acquérir… Et d’abord, découvrir son vrai « je ». Pour cela, Louis entreprend de tuer le père...

    Cinq ans plus tard, il apprend que le corps de Katherine Mansfield, dont la tombe avait été ouverte plus tôt dans l’année, n’avait nullement subi les détériorations habituelles. « Littéralement, elle reposait. ». L’immortalité exige moins de prolonger la vie dans le temps, que d’arrêter le temps lui-même…

     

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    Les photographies de la page 242 rappellent celles compulsées par Liv Ullmann dans Saraband. Eros et Thanatos : l’image fétichise, et fixe à jamais l’instant.

     

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    Selon Gurdjieff, nous habitons des prisons, « nous vivons dans un système de cloisonnements et de correspondances secrètes, un authentique labyrinthe. Je ne parle pas le même langage que mon voisin, je ne vis pas dans le même monde que lui mais, naturellement, je suis persuadé du contraire. Parce que c’est moins douloureux. ».

     

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    « La vie n’est pas une expérience de la fraternité ! La vie est une exploration sans fin de la paternité ! » s’exclamait von Saas, dans La fosse de Babel de Raymond Abellio. Parce qu’ils ne sont pas frères, parce qu’ils ne sont pas une seule et même personne mais deux individus distincts, aux espaces intérieurs radicalement différents, Charles et Louis ne peuvent vraiment communiquer. Tout au plus, comme nous, lecteurs, Charles peut essayer de reconstruire le film de la vie de Louis.

     

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    À Paris, Louis découvre les plaisirs de la chair, et travaille à la révision perpétuelle du « chef d’œuvre » de Gurdjieff, Récits de belzébuth à son petit-fils. « […] il ne vivait rien. Quelque chose vivait en lui. ». « L’enseignement du Prieuré lui revenait en mémoire. Selon le système de Gurdjieff, l’homme était constitué de quatre corps : un corps charnel (le fiacre), un corps naturel (le cheval), un corps spirituel (le cocher) et un corps divin – le maître. Seule le corps divin, pour reprendre la terminologie du christianisme ésotérique, était susceptible de faire. Louis ne l’avait connu qu’en une seule occasion : lorsqu’il avait plaqué Kathleen contre la porte de sa chambre. Le reste était littérature, le reste était travail de sape, recherche et destruction. »

    Si vous comprendre corps, vous comprendre mécanismes de l’univers, un jour. Mouvements des danseurs, même chose mouvement des planètes, lui dit Gurdjieff, inversant la proposition d’un Julien Offroy de la Mettrie, pour qui les lois de la physique suffiraient à comprendre les mécanismes du corps. Les hommes être machines (…) et, pour hommes machines, seulement actions machinales sont possibles. « [Louis] faisait partie intégrante d’une mécanique inhumaine, c’était ainsi. Mais l’homme neuf, l’homme véritable était plus qu’un grain de sable dans l’implacable ordonnancement des roues crantées : il était le regard, le rayon pénétrant. »

     

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    Parabole des moutons hypnotisés, la puissance de l’imagination substituée au réel : « nous sommes prêts à croire n’importe quoi plutôt que d’affronter la pesanteur ».

     

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    Louis se marie à une jeune femme, Thérèse, mais est subjugué par Kitty, qu’il n’ose aborder, qu’il désire en secret, et en qui il ne voit que Kathleen, au point que lorsque celle-ci quitte l’hôtel où Louis est employé, il s’enfonce la lame d’un couteau de boucher dans le ventre.

     

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    « Autour de lui, le monde continuait de se rétracter »

     

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    Thérèse accouche d’un enfant mort-né, et, tandis que Louis s’éprend d’un nouveau fantôme de Kathleen, prénommée Cathey, la malheureuse ne survit pas longtemps à cette épreuve. Gurdjieff ne peut rien pour elle, mais il prononce ces mots étranges : Toi comme Christ, mais Christ sans dieu. Laisser le monde éroder ton âme comme vents sur la montagne. Le diamant est tout au fond.

     

    *

     

    Ce texte à la troisième personne s’avère finalement écrit par Louis lui-même, comme nous l’apprend un passage raturé, que nous pouvons néanmoins déchiffrer : « En vérité, c’est un effondrement, des ruines, j’ai l’impression que tout s’écroule en ce moment, que des pans entiers de ma mémoire disparaissent, engloutis par une vague invisible […] ». Déduction confirmée ensuite par une note du médecin de Louis à la maison de repos d’Avon.

     

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    Trois fois, Martha, dans des passages raturés, annonce à Louis qu’elle est enceinte… Louis réinvente sa vie, tait certaines choses, en magnifie d’autres. Il n’est pas personnage : il est écrivain.

     

    *

     

    Un rêve dans un rêve (« a dream within a dream »), un homme à tête de livre, un fiacre à cocher électrique, un tank qui attaque le Prieuré, des bombes en pierre, des soldats de pierre, les faubourgs attaqués par des sphères métalliques, « Je rêve de livres en feu, d’existences poudrées, de tourbillons dans la tempête. Ce matin, je suis allé acheter un pistolet. Il y a une vérité à saisir, toute proche : la flamme d’une lampe à pétrole, la flamme, en avez-vous conscience ? La flamme rend l’insecte fou. », « L’unique issue, c’est cet homme qu’il faut tuer. Qui est-il ? Cela me sera révélé en temps voulu. De quel type d’homme s’agit-il ? D’un type falsifié, factice, insignifiant. D’un type en construction. D’un type désastreusement obstiné. Et c’est cette obstination, précise G. avec gravité, qui est la cause de tout. », « Mon frère jumeau est un livre en feu. Mon passé est un champ de ruines. Le nom de mon avenir : no man’s land ».

    Le récit fantastique inséré dans le roman n’est que l’image, déformée à l’extrême, du paysage intérieur de Louis. Cet homme qu’il faut tuer, c’est son père, Mathurin. Pour Gurdjieff, les gens, et en particulier ses disciples, étaient des moutons, de stupides robots privés d’équilibre.

     

    *

     

    La superposition des différents niveaux de récit de Kathleen rappelle la prodigieuse mise en abîme de Feu pâle de Nabokov, lequel est constitué d’un long poème, de son commentaire sous forme de notes, et d’un index – sans oublier une introduction, elle-même fictive. Kathleen s’inscrit en effet dans l’esthétique postmoderne la plus achevée, héritée de Thomas Pynchon – dont l’Ulysses de Joyce fut la véritable matrice –, où le puzzle narratif, jamais gratuit, nous permet en instaurant une distance « brechtienne », d’appréhender ses protagonistes dans toute leur complexité. Fabrice Colin n’a que faire d’un quelconque mimétisme : s’il nous renvoie évidemment au Réel, ce n’est qu’après lui avoir fait subir maintes altérations, maintes distorsions. Qu’ils soient schizophrènes ou sujets aux délires paranoïdes (Or not to be, Syonara baby), dépressifs (Le syndrome Godzilla) ou atteints de la maladie d’Alzheimer (Kathleen), ses personnages sont tous dans une situation analogue à celle de Joseph K., le malheureux employé du Procès, ou à celle de Grégoire Samsa, le héros de La Métamorphose : comme chez Kafka, leurs maux arborent des formes étranges, fantastiques.

     

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    Sa construction sophistiquée, postmoderne, n’empêche aucunement Kathleen d’être romanesque. Elle permet même, a contrario, d’éviter la sensiblerie qui guette immanquablement tout roman sur la maladie d’Alzheimer ou sur un mal semblable. Louis Pardieu et son fils Charles, sont à la fois illusions de personne, instruments textuels et prétextes fantasmatiques, pour reprendre les type énoncés par Vincent Jouve. Louis, en premier lieu, que nous découvrons au travers de ses propres textes et fantasmes et au travers du regard de son fils, s’avère tout simplement bouleversant.

     

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    Le roman se ferme sur le récit fantastique de Louis, en complète perdition mais, au contact de la Jeune Femme, submergé d’amour.

     

    *

     

    Submergé d'amour.


     

    [1] K ; Mansfield, Les nouvelles, Stock, La Cosmopolite 2006.
    [2] K. Mansfield, Journal, édition complète, Gallimard, Folio, 2000, p. 506.