Ma mère s’appelle Annie Weber, épouse Klossowski, et vit aujourd’hui recluse dans une modeste maison du Beaujolais, maison hantée par le souvenir de Roland qui y vécut avec elle vingt longues années de routine ménagère.
Les photographies en noir et blanc de leur mariage préhistorique, exposées dans les escaliers en bois usé ; les dizaines de pipes de toutes formes, alignées sur les étagères du living et exposées aux murs, collectionnées par mon père au fil des ans ; cette odeur indéfinissable, si tenace, que des années d’aération quotidienne n’ont pas réussi à éradiquer et que j’associe irrémédiablement à la vieillesse, à la maladie et à la mort ; ces bibelots par centaines, champignons parasites recouvrant chaque centimètre carré de surface plane ; cet énorme et antédiluvien écran de télévision trônant tel un tyran débonnaire en face de la cheminée condamnée, branché en permanence sur des Krimis, séries policières allemandes diffusées en boucle par les chaînes hertziennes et numériques durant les après-midi en semaine ; cette cuisine éreintée dont les divers éléments scarifiés par le temps sont recouverts d’une couche de poussière tellement épaisse qu’elle a fini par former une pellicule graisseuse indélébile ; cette salle de bains encore, où des peignoirs défraîchis se laissent pendre sur des cintres négligemment accrochés à la porte tels les mues chitineuses des fantômes d’une vie passée, exsudant la mort et le chagrin comme ces sous-vêtements baignant dans l’eau froide du lavabo écaillé, vestiges informes d’une jeunesse depuis longtemps révolue : tous ces fragments de la vie d’Annie semblent appartenir à une autre époque.
La maison où vit aujourd’hui ma vieille mère a des accents d’Henry James à mes yeux. Si selon la médecine clinique ma mère a encore de longues années devant elle, je devine que plus rien ne la retient désormais dans ce monde-ci, pas même moi, Hugo, son enfant chéri, car Roland avait été son compagnon de toujours, son unique amour et son seul horizon, tandis que je ne représente qu’un don certes divin mais incidemment apparu en son sein.
L’existence, pour ma mère, se résumait à Roland, c’était ainsi, inexplicablement, et c’est encore ainsi, et ce sera toujours ainsi par-delà la mort et l’oubli.
Une fois son mari disparu, Annie s’est mise à évoluer dans un plan intermédiaire, comme une figure cinématographique prisonnière de la toile, à la fois réitération du Réel et fiction vaporeuse, rose pourpre à jamais flétrie. Sa flamme vitale est à présent de plus en plus ténue, vacillante, et même si son corps fatigué refuse encore de céder à la Seconde loi de la Thermodynamique, de payer ce prix que la Faucheuse lui réclamera sans coup férir, pour moi elle est déjà morte, de l’autre côté du miroir.
Annie, ma mère, maman, cette sexagénaire déjà vieille et amorphe oscillant sur son fauteuil à bascule dans sa maison vétuste du Beaujolais, ne ressemble en rien, et n’a jamais ressemblé de près ou de loin, à la muse désincarnée de l’affiche grand format que j’examine sur le quai du métro. Elle n’y ressemblera jamais. Elle va dépérir, puis mourir, puis pourrir, et ne subsister, peut-être, que sur un autre plan de réalité. Annie était avant tout une femme d’intérieur à la silhouette pas exactement disgracieuse, mais trop grasse et dénuée de charisme, bonne mère, bonne épouse et maîtresse de maison convenable, seulement un peu trop protectrice peut-être.
C’était.
Je pense à elle au passé. A trop être couvé, on finit par se casser les ailes dit-on parfois. Je n’ai jamais pardonné à ma mère le naufrage de mon adolescence – je ne pardonne jamais. Toujours à la traîne des modes, ignorant des us et coutumes de l’amour, de la séduction, du sexe et de la domination, je traînais mon corps de pantin étique et dégingandé comme une ombre inopportune et encombrante, mal à l’aise dans mes vêtements ringards, vite élimés, trop courts et bon marché. Mes parents me surnommaient « l’invertébré », inconscients des blessures qu’ils infligeaient. Mon corps décharné n’était pas sans analogie avec un exosquelette sculpté par le fantôme d’Alberto Giacometti. Mes côtes apparentes et mes yeux globuleux me faisaient ressembler à ces morts-vivants des camps de concentration que j’avais vus à la télévision, à l’aune desquels j’avais nourri mon imaginaire et auxquels je m’identifiais en secret, rejeté comme eux par mes congénères, voué comme eux à m’effacer anonymement, à partir en fumée, à venir polluer les poumons des survivants sous forme de particules éparses.
Sous forme de poussière.
Au collège, les garçons plus durs, plus forts, plus beaux, me houspillaient à chaque interclasse : coups de coude dans les côtes, coups de poing dans le dos et crocs-en-jambe étaient mon pain quotidien, sans compter les quolibets en tous genres ; à croire qu’un facétieux Antéchrist s’était amusé à multiplier les brimades à seule fin de railler la légendaire bonté du Fils de l’homme et de ses ridicules bons sentiments.
Je n’étais pas le bouc émissaire de la classe pourtant, ce rôle peu enviable étant en réalité dévolu à Nicolas J., pauvre gamin trop petit et l’air pas assez éveillé, les yeux déformés par les verres les plus épais qu’il soit possible de porter. Tout le monde l’appelait « Crâne d’œuf ». J’étais compatissant, je ne comptais pas parmi ses persécuteurs les plus acharnés, même si je m’autorisais parfois quelque flèche mesquine pour faire bonne figure auprès des mâles dominants et des filles, pour m’intégrer. Je n’en retirais aucune satisfaction, aucune honte, seulement du dégoût. La lâcheté n’était pas alors le moindre de mes attributs. Le fait de côtoyer un adolescent plus misérable que moi ne me permettait même pas de savourer l’exaltation propre à l’expérience du martyr.
Tel un Paul Muad’Dib rachitique mais doué de prescience et d’une incroyable volonté de puissance, je savais alors avec une absolue certitude que je saurais un jour dominer mes insouciants tortionnaires, maîtriser mes semblables co-sentients, devenir Dieu.
Les photographies en noir et blanc de leur mariage préhistorique, exposées dans les escaliers en bois usé ; les dizaines de pipes de toutes formes, alignées sur les étagères du living et exposées aux murs, collectionnées par mon père au fil des ans ; cette odeur indéfinissable, si tenace, que des années d’aération quotidienne n’ont pas réussi à éradiquer et que j’associe irrémédiablement à la vieillesse, à la maladie et à la mort ; ces bibelots par centaines, champignons parasites recouvrant chaque centimètre carré de surface plane ; cet énorme et antédiluvien écran de télévision trônant tel un tyran débonnaire en face de la cheminée condamnée, branché en permanence sur des Krimis, séries policières allemandes diffusées en boucle par les chaînes hertziennes et numériques durant les après-midi en semaine ; cette cuisine éreintée dont les divers éléments scarifiés par le temps sont recouverts d’une couche de poussière tellement épaisse qu’elle a fini par former une pellicule graisseuse indélébile ; cette salle de bains encore, où des peignoirs défraîchis se laissent pendre sur des cintres négligemment accrochés à la porte tels les mues chitineuses des fantômes d’une vie passée, exsudant la mort et le chagrin comme ces sous-vêtements baignant dans l’eau froide du lavabo écaillé, vestiges informes d’une jeunesse depuis longtemps révolue : tous ces fragments de la vie d’Annie semblent appartenir à une autre époque.
La maison où vit aujourd’hui ma vieille mère a des accents d’Henry James à mes yeux. Si selon la médecine clinique ma mère a encore de longues années devant elle, je devine que plus rien ne la retient désormais dans ce monde-ci, pas même moi, Hugo, son enfant chéri, car Roland avait été son compagnon de toujours, son unique amour et son seul horizon, tandis que je ne représente qu’un don certes divin mais incidemment apparu en son sein.
L’existence, pour ma mère, se résumait à Roland, c’était ainsi, inexplicablement, et c’est encore ainsi, et ce sera toujours ainsi par-delà la mort et l’oubli.
Une fois son mari disparu, Annie s’est mise à évoluer dans un plan intermédiaire, comme une figure cinématographique prisonnière de la toile, à la fois réitération du Réel et fiction vaporeuse, rose pourpre à jamais flétrie. Sa flamme vitale est à présent de plus en plus ténue, vacillante, et même si son corps fatigué refuse encore de céder à la Seconde loi de la Thermodynamique, de payer ce prix que la Faucheuse lui réclamera sans coup férir, pour moi elle est déjà morte, de l’autre côté du miroir.
Annie, ma mère, maman, cette sexagénaire déjà vieille et amorphe oscillant sur son fauteuil à bascule dans sa maison vétuste du Beaujolais, ne ressemble en rien, et n’a jamais ressemblé de près ou de loin, à la muse désincarnée de l’affiche grand format que j’examine sur le quai du métro. Elle n’y ressemblera jamais. Elle va dépérir, puis mourir, puis pourrir, et ne subsister, peut-être, que sur un autre plan de réalité. Annie était avant tout une femme d’intérieur à la silhouette pas exactement disgracieuse, mais trop grasse et dénuée de charisme, bonne mère, bonne épouse et maîtresse de maison convenable, seulement un peu trop protectrice peut-être.
C’était.
Je pense à elle au passé. A trop être couvé, on finit par se casser les ailes dit-on parfois. Je n’ai jamais pardonné à ma mère le naufrage de mon adolescence – je ne pardonne jamais. Toujours à la traîne des modes, ignorant des us et coutumes de l’amour, de la séduction, du sexe et de la domination, je traînais mon corps de pantin étique et dégingandé comme une ombre inopportune et encombrante, mal à l’aise dans mes vêtements ringards, vite élimés, trop courts et bon marché. Mes parents me surnommaient « l’invertébré », inconscients des blessures qu’ils infligeaient. Mon corps décharné n’était pas sans analogie avec un exosquelette sculpté par le fantôme d’Alberto Giacometti. Mes côtes apparentes et mes yeux globuleux me faisaient ressembler à ces morts-vivants des camps de concentration que j’avais vus à la télévision, à l’aune desquels j’avais nourri mon imaginaire et auxquels je m’identifiais en secret, rejeté comme eux par mes congénères, voué comme eux à m’effacer anonymement, à partir en fumée, à venir polluer les poumons des survivants sous forme de particules éparses.
Sous forme de poussière.
Au collège, les garçons plus durs, plus forts, plus beaux, me houspillaient à chaque interclasse : coups de coude dans les côtes, coups de poing dans le dos et crocs-en-jambe étaient mon pain quotidien, sans compter les quolibets en tous genres ; à croire qu’un facétieux Antéchrist s’était amusé à multiplier les brimades à seule fin de railler la légendaire bonté du Fils de l’homme et de ses ridicules bons sentiments.
Je n’étais pas le bouc émissaire de la classe pourtant, ce rôle peu enviable étant en réalité dévolu à Nicolas J., pauvre gamin trop petit et l’air pas assez éveillé, les yeux déformés par les verres les plus épais qu’il soit possible de porter. Tout le monde l’appelait « Crâne d’œuf ». J’étais compatissant, je ne comptais pas parmi ses persécuteurs les plus acharnés, même si je m’autorisais parfois quelque flèche mesquine pour faire bonne figure auprès des mâles dominants et des filles, pour m’intégrer. Je n’en retirais aucune satisfaction, aucune honte, seulement du dégoût. La lâcheté n’était pas alors le moindre de mes attributs. Le fait de côtoyer un adolescent plus misérable que moi ne me permettait même pas de savourer l’exaltation propre à l’expérience du martyr.
Tel un Paul Muad’Dib rachitique mais doué de prescience et d’une incroyable volonté de puissance, je savais alors avec une absolue certitude que je saurais un jour dominer mes insouciants tortionnaires, maîtriser mes semblables co-sentients, devenir Dieu.
Or des années plus tard, sur les bancs polis par des générations de postérieurs estudiantins à la faculté de lettres de Paris III, je découvris les travaux de Friedrich Nietzsche en même temps que mes premières expériences sexuelles. La naissance de la tragédie, Humain, trop humain, Ainsi parlait Zarathoustra, Le crépuscule des idoles et L’Antéchrist façonnaient mon esprit de glaise et de feu tandis que mon corps inexpérimenté s’ouvrait à des sensations inconnues, jouet inconscient des ordres chimiques impulsés par un ADN trop heureux de s’exercer enfin à son unique objectif : la perpétuation de l’espèce.
Commentaires
Pas mal votre texte sur votre mère. Je ne donne pas un certificat, je veux dire que j'y trouve une grâce désenchantée qui me touche, et une distance avec vos origines qui me séduit et me questionne.
Mais votre phrase: "mon corps inexpérimenté s’ouvrait à des sensations inconnues, jouet inconscient des ordres chimiques impulsés par un ADN trop heureux de s’exercer enfin à son unique objectif : la perpétuation de l’espèce" est trop naïve. Ou est-ce du second degré, de l'ironie? L'attribution de trop de bonheur et d'un objectif à l'ADN est d'un anthropomorphisme que je croyais jeté aux oubliettes.
Assumez votre condition, que diable!
La connaissance intramoléculaire de nos émois progresse sans cesse, elle n'en dévoile néanmoins en rien l'énigme [de nos émois], qui restera à jamais un privilège ou une douleur de la conscience!
De l'entropie à la matière auto-organisée, des chromosomes à l'ADN, des humeurs aux endorphines... Adopter les habits neufs, sans cesse retaillés, de la science, en réponse aux défis de la condition humaine, c'est se payer de mots!
Cordialement
Je ne peux m'empêcher d'ajouter mon grain de sel, ayant tout au départ de « Et Expecto » moi aussi cru qu'il s'agissait d'une forme d'autobiographie. Toutefois, même si l'instance narratrice utilise la première personne, l'ensemble est un roman de science-fiction que le Transhumain sous forme de feuilleton – et vous venez d'en lire la sixième partie, ce qui répond selon moi à certaines de vos remarques. Reste que ce texte de fiction « réaliste » me plait beaucoup.
Oops! Il fallait lire "que le Transhumain [publie] sous forme de feuilleton"...
et lire aussi "l'instance narratIVE"...
Vous avez si bien écrit un texte triste, amer et touchant. Je vois cette maison, je sens ces odeurs, je connais votre mère et vous étiez un "camarade" de classe....
Bravo.
Merci Kouka, d'autant plus que cette mère, qui m'est seulement inspirée par des êtres de chair et d'autres de fiction, n'est évidemment pas la mienne (que je salue au passage !)... Néanmoins, si je ne suis pas Hugo Klossowski comme le rappelle judicieusement Virginie, Hugo Klossowski, lui, ne pourrait nier être moi...
Oui, bien sur.....j'avais lu avec attention le commentaire de Virginie, (que j'embrasse au passage, et que je continue à lire avec intêret)..........mais dans votre texte, ce personnage là, vous en parlez si bien que j'ai le sentiment de le connaître.