Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

  • Des choses et des fantômes (pathétique Jean-Claude Guillebaud) - 3 – Machine-esprit

    « Je crois la pensée si peu incompatible avec la matière organisée, qu'elle semble en être une propriété, telle que l'électricité, la faculté motrice, l'impénétrabilité, l'étendue, etc. »
    Julien Offroy de la Mettrie, L’homme-machine


    L’exemple le plus frappant de la désinvolture guillebaudienne reste celui de l’origine de la conscience. L’hypothèse matérialiste, selon Jean-Claude, serait une négation de l’esprit, de la raison, de l’intention… Cette critique est infondée : nous postulons seulement que le monde des idées, dont nul en effet n’est en mesure de nier l’existence, serait exclusivement celui des phénomènes engendrés par des processus théoriquement modélisables, et donc théoriquement reproductibles. Définir l’humain comme un être dont la pensée, l’intelligence, le libre-arbitre, sont des propriétés induites par ces processus quantiques, génétiques, biologiques, sociaux, n’est pas le réduire à ses mécanismes, mais au contraire l’exalter. Même à supposer que notre univers n’ait d’autre existence que virtuelle, nous n’aurions pas moins de mérite pour nous être élevés au-dessus de notre condition de simulacre. Nous savons même depuis plusieurs décennies que le Principe d’incertitude d’Heisenberg qui s’applique à la mécanique quantique s’oppose à une vision déterministe de l’univers : puisque nous sommes incapables de connaître l’état absolu du monde à un moment précis, comment pourrions-nous en effet prédire exactement l’avenir ? D’autant que la conscience, nous le savons, est un espace d’indétermination par défaut où les éléments déterminants sont tellement nombreux – infiniment nombreux – et leurs relations tellement complexes, que les productions de l’esprit échappent à toute tentative de détermination. Ce qui fait la valeur de l’humanité ne tient donc pas à sa nature mais aux productions « anaturelles » de l’esprit. « Chose incroyable, [résume Guillebaud dans l’article du Monde diplomatique déjà cité] ces nouvelles mises en cause de l’humanisme [c’est-à-dire, comme nous le verrons plus loin, les mises en cause des spécificités de l’homme telles qu’elles étaient admises avant que la science ne s’en mêle] ne sont pas exprimées, comme jadis, par des dictateurs barbares ou des despotes illuminés, elles sont articulées par la technoscience elle-même en ses nouveaux états. […] Mettre l’homme en question pour mieux le guérir... De la biologie aux neurosciences, de la génétique aux recherches cognitives, tout un pan de l’intelligence contemporaine travaille ainsi à ébranler les certitudes auxquelles nous sommes encore agrippés. » Ce à quoi Jean-Claude Guillebaud est encore « agrippé », ce ne sont pas tant des « certitudes », en vérité, que des illusions consolatrices. Il tente ainsi de travestir une légitime interrogation scientifique – qu’est-ce qui définit l’homme ? – en une idéologie suspecte, alors que lui-même prétend imposer ce qui demeure jusqu’à preuve du contraire une croyance, contre l’objectivité scientifique. Ce qui est en jeu n’est donc pas tant l’homme – ce « sursinge » qui dans l’esprit de Guillebaud continue d’assurer le rôle de « berger de l’Être » que lui assigna Heidegger – que sa spécificité, ou plutôt les processus par lesquels se manifeste cette spécificité – car en définitive, peu importe que le monde, et, partant, la conscience, aient été créés ou non par un Dieu, un Superordinateur ou le cerveau humain : l’essentiel réside plutôt dans la connaissance des systèmes qui président à l’émergence de la conscience que nous avons de cet univers. Or selon Guillebaud la conscience serait inimitable, elle définirait ce principe d’humanité, ce dont je déduis qu’il n’a pas lu Alan Turing (ni même ses commentateurs comme Jean Lassègue) qui avait réfuté de manière fort convaincante, avant même le développement effectif des ordinateurs, les objections mathématique, métaphysique et ontologique à la capacité théorique d’une machine de penser. Cette querelle est au cœur du problème. Car selon que le monde des idées est considéré dans le monde ou hors du monde, notre appréhension des sciences et des techniques prend des directions très différentes. La conscience, selon Guillebaud, serait distincte des processus cérébraux ; le cerveau ne saurait être assimilé à un processeur – une « machine-esprit » qui aurait besoin du corps non seulement pour fonctionner, mais encore pour fonctionner pleinement –, mais à un véritable réceptacle de l’âme. Nous pouvons assurément prédire, à l’instar des scientifiques vilipendés par Guillebaud, (Alan Turing, Hugo de Garis, Hans Moravec…), que l’homme sera capable, dans un futur relativement proche, de reproduire les processus d’émergence de la conscience. Il suffit pour s’en convaincre de comparer la puissance des ordinateurs actuels les plus performants à celle des premières machines, nées au milieu du vingtième siècle, autant dire hier [21]
    Le philosophe Thomas Hobbes, sans doute l’un des édificateurs de notre approche matérialiste de la conscience, écrivait que « […] nous pouvons définir (c'est-à-dire déterminer) ce qui est signifié par ce mot de raison quand nous mettons celle-ci au nombre des facultés de l'esprit. Car la RAISON, en ce sens, n'est rien que le calcul (autrement dit l’addition et la soustraction) des conséquences des noms généraux acceptés pour consigner et signifier nos pensées. Je dis consigner, quand nous élaborons nos pensées pour nous-mêmes, et signifier quand nous en faisons la démonstration ou la preuve pour les autres. » [22] . Et, plus loin : « On voit que la raison n’est pas née avec nous, comme la sensation ou la mémoire » [23] . On voit aussi que les scientifiques actuels, qu’ils soient cognitivistes ou généticiens, ont quelque peu nuancé cette radicale hypothèse mécaniste. Mais il reste que la raison, la conscience s’acquièrent par combinaison, par complexification de la matière en réseaux, par échanges d’informations. Plus qu’un calcul, pas moins qu’un système.
    En d’autres termes Guillebaud, sans doute malgré lui – ne doutons pas de son incapacité cognitive à manipuler des concepts dont Dieu est irrémédiablement exclu – proclame la fin de l’homme en tant que machine évolutive : en réclamant comme Habermas le retour du projet Moderne (dont Lyotard écrivait qu’il « n’a pas été abandonné, oublié, mais détruit, liquidé » [24] ) il entérine la pétrification d’une espèce en perpétuelle mutation, jamais achevée, toujours à la poursuite de son successeur. Il ne cesse de vaticiner, de prophétiser la « chosification » de l’homme, quand lui-même œuvre ouvertement à sa réification spirituelle, à sa crucifixion sur l’autel de la déraison et des peurs millénaristes. Jean-Claude Guillebaud peut bien s’égosiller, asséner ses prédications, vernir sa morale de gentil humaniste d’une couche aussi mince que bon marché d’érudition : si l’on veut bien accorder quelque importance aux travaux de Richard Dawkins, qui montrent que « la véritable fonction d'utilité de la vie, ce vers quoi tout tend dans la Nature, c'est la survie de l'ADN » [25] et à la mémétique, c’est-à-dire la propagation sociale d’unités d’informations réplicatives et mutantes (les mèmes) transmises par imitation au cerveau humain, alors les arguments métaphysiques de notre chantre de la confiance en l’avenir ne tiennent plus. Selon la mémétique – que l’on pourrait, non sans précaution, assimiler à l’équivalent de la génétique appliqué au champ des idées [26] – la « révolution » sociale et technologique tant redoutée par notre mauvais prédicateur favorise la réplication automatique de ses propres mèmes, un peu à la façon du robot de Von Neumann. Elle serait, en d’autres termes, non pas inéluctable mais implacable – je veux dire par là qu’elle obéit à une logique mathématique, donc irréfutable, mais de même que nous sommes déjà capables de manipuler les gènes, nous pouvons d’autant plus agir sur les mèmes que ceux-ci sont nos propres créations. Je n’entrevois notre devenir qu’inorganique, mais nos cerveaux, partiellement libérés du joug des gènes et des mèmes, auront évidemment leur mot à dire.
    Tandis que certains, trop en avance sur leur temps, se penchent déjà sur le statut juridique des « copies » numériques des individus, Guillebaud – pour qui ces copies n’auraient sans doute aucune valeur – demande quant à lui que les religions soient plus écoutées et s’indigne contre la « haine du religieux » [27] . Ce benêt, taraudé par des questions d’un autre âge, s’interroge (je reformule) : comment tous ces scientistes incroyants expliquent-ils l’apparition « d’un coup d’un seul », chez l’embryon, de la conscience ? Si la cervelle de notre humaniste n’avait pas quitté son siège naturel pour échapper à sa mort future, celui-ci aurait au moins compris que du point de vues scientifique la conscience n’apparaît pas mais se forme progressivement à mesure que la matière s’organise selon un programme génétique bien précis ; elle émerge alors que s’établissent les liaisons synaptiques, et que le cerveau et le reste du corps sont confrontés au monde extérieur. L’esprit n’est pas machine, mais la machine peut se faire esprit. L’important est de comprendre que l’organique n’a pas le monopole de la vie. Stephen Hawking va d’ailleurs jusqu’à considérer les virus informatiques comme de véritables organismes vivants.
    Fidèle à sa méprisable méthode, Guillebaud rend concomitantes l’idée d’une origine « machinique » de la conscience d’une part, et la hiérarchisation des hommes telle que suggérée selon lui par Julien Offroy de La Mettrie, l’auteur pourtant essentiel de L’Histoire naturelle de l’âme (1745) et de L’Homme-machine (1748). La Mettrie, philosophe raillé de ses pairs (sauf de Diderot et de quelques autres) et persécuté par le pouvoir, a pourtant constamment recadré ses écrits dans une perspective humaniste – et, hélas pour lui, athée. Nous avons vu plus haut cependant avec la notion d’imago que c’est justement cette exploration poussée des spécificités humaines – dont ce que nous nommons la conscience, autrefois appelée « âme », n’est que la plus haute manifestation – qui devrait permettre, en théorie, d’établir une fois pour toute la qualité d’être humain. Je crois ainsi, comme le baron d’Holbach, que « la morale et la politique pourraient retirer du matérialisme des avantages, que le dogme de la spiritualité ne leur fournira jamais, et auxquels il les empêche même de songer. » [28] . Il faut bien comprendre que si La Mettrie accordait une « âme » aux animaux – et même, en un sens, aux végétaux [29] –, c’est uniquement dans ce sens que ceux-ci sont faits de la même matière que nous puisque « il n’y a dans tout l’Univers qu’une seule substance diversement modifiée. » [30] C’est aussi ce qu’écrit Joël de Rosnay dans L’Homme symbiotique : « L’univers apparaît ainsi comme une conscience qui se crée en prenant conscience d’elle-même. L’énergie et l’esprit sont deux faces d’une même réalité, et la frontière qui les sépare n’est autre que le temps. » [31] . Pour de Rosnay, l’humanité et sa technique s’organiseraient peu à peu – mais de plus en plus rapidement, d’où cette mention de décalage temporel – en cybionte, macro-organisme planétaire dont l’individu – forcément déshumanisé – serait une cellule – « ni plus, ni moins » [32] ne peut s’empêcher d’ajouter Guillebaud en toute malhonnêteté : de Rosnay précise bien dans son ouvrage que le cybionte n’est qu’une métaphore « rétroprospective », c’est-à-dire qu’en « imaginant – ou mieux, en visualisant – les relations symbiotiques entre l’homme et le cybionte, il devient possible de choisir telle voie, telle structure, telle étape intermédiaire. » [33]
    C’est que Jean-Claude Guillebaud, à force de chercher un principe supérieur à des phénomènes systémiques, finit par idéologiser – ou spiritualiser, selon les cas – toute démarche scientifique ou philosophique. Prenons l’exemple de Karl Popper, qu’il invoque à plusieurs reprises comme s’il avait besoin d’un démon protecteur – Popper était ouvertement matérialiste. Dans La Connaissance objective[34], Popper a entre autres imaginé que l’univers serait constitué non seulement du « monde physique » (le Monde 1), mais aussi d’un deuxième monde (le « monde mental », celui des sensations, des « états mentaux ») et d’un troisième (le monde des « intelligibles », celui du contenu objectif des pensées, le monde des théories). Guillebaud n’a vraisemblablement rien compris à la théorie poppérienne des trois mondes qui s’oppose résolument à la « connaissance subjective » – qui elle-même repose sur l’assimilation de contenus identifiés comme des éléments de croyance. Or si Popper concède une certaine autonomie au Troisième monde (celui des idées), cela ne suppose en aucune manière que les idées préexistent à la réalité physique, mais seulement qu’elles préexistent virtuellement à leur appréhension par l’homme. Elles seraient Probabilités, non Monades divines. Et si Popper n’aimait pas comparer le cerveau à l’ordinateur, c’était avant tout en raison du caractère éminemment servile de ce dernier.
    Les réponses aux questions qui torturent le pauvre Guillebaud – à propos, entre autres, de la recherche sur les embryons surnuméraires, ou de l’avortement – sont justement à chercher dans ce caractère systémique (théoriquement modélisable) de la vie et de la conscience. Envisager l’homme comme une machine de quatrième type – comme une « coupure de flux par rapport à celle à laquelle elle est connectée, mais flux elle même ou production de flux par rapport à celle qui lui est connectée. » [35] selon la terminologie deleuzienne – ou plus précisément, comme nous le verrons dans la dernière partie, comme une structure anaturelle, n’équivaut donc absolument pas à le « réduire à ses organes ».
    L’homme est Machine désirante, le monde est Corps sans organe.

    [21] Lire cette étonnante interview de Francis Chateauraynaud, sociologue, à propos du logiciel Marlowe.
    [22] T. Hobbes [1660], Léviathan (Gallimard, Folio essai, 2000), p. 111.
    [23] Ibid, p. 118.
    [24] J.-F. Lyotard [1988], Le Postmodernisme expliqué aux enfants (Le Livre de poche, biblio essais, 1993), p.32.
    [25] R. Dawkins, « La loi des gènes » in Pour la science (janvier 1996), p. 73.
    [26] Ainsi, Dawkins écrivait dans Le Gène égoïste [The Selfish Gene, 1976] (A. Colin, 1990) p. 201, que « nous avons le pouvoir de nous retourner contre nos créateurs. Nous sommes les seuls sur terre à pouvoir nous rebeller contre la tyrannie des réplicateurs égoïstes. ». Mèmes et gènes seraient ainsi deux réplicateurs concurrents
    [27] Op. cit., p. 98-103.
    [28] Paul T. d’Holbach [1770], Le Système de la nature, t. 1, c. 12.
    [29] Lire J. O. de La Mettrie [1748], L’homme-plante (Le corridor bleu, 2003).
    [30] J. O. de La Mettrie [1747], L’homme-machine (Gallimard, Folio « essais », 1981) p. 214.
    [31] J. de Rosnay [1995], L’homme symbiotique, regards sur le troisième millénaire (Seuil, Points « essai », 2000) p. 377.
    [32] J.-C. Guillebaud [2001], Le Principe d’humanité (Seuil, Points « essai », 2002) p. 211.
    [33] Op. cit., pp. 19-20.
    [34] K. Popper, La connaissance objective (Flammarion, Champs, 1991).
    [35] G. Deleuze & F. Guattari, Capitalisme et schizophrénie 1. L’anti-oedipe (Minuit, Critique, 1973).



  • Des choses et des fantômes (pathétique Jean-Claude Guillebaud) – 2 – Le bas-bleu sacristain et l’imago

    « Voici, je vous enseigne le Surhumain !
    Le Surhumain est le sens de la terre. Que votre volonté dise : que le Surhumain soit le sens de la terre.
    Je vous en conjure, mes frères, restez fidèles à la terre et ne croyez pas ceux qui vous parlent d'espoirs supraterrestres! Ce sont des empoisonneurs, qu'ils le sachent ou non.
    Ce sont des contempteurs de la vie, des moribonds et des empoisonnés eux-mêmes, de ceux dont la terre est fatiguée : qu'ils s'en aillent donc! »
    F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra


    Selon Jean-Claude Guillebaud, « L’homme n’est pas un état, mais un projet. Sa « nature » est en mouvement permanent, tendue vers un but, transformée sans cesse par son « intérêt ultime (ultimate concern).» » [10] L’intention du livre est contenue toute entière dans cette contrevérité, antienne non seulement de l’ouvrage, mais aussi de toutes les interventions de son auteur sur la Toile ou dans la presse. Pas un état, mais un projet : son point de vue n’est donc pas tant philosophique, ou scientifique, qu’évangélique car vous conviendrez que si l’homme est projet, celui-ci suppose d’abord un « chef de projet », autrement dit un Ordonnateur, mais aussi un but à atteindre – une Eschatologie. Toute la doctrine guillebaudienne – car c’en est une – repose sur cette soumission totalement gratuite et invérifiable de l’histoire à un Projet supérieur, selon laquelle l’homme ne doit en aucun cas s’éloigner d’une route qui lui aurait été désignée ; il ne doit pas chercher à percer les secrets de l’univers, de la matière, de la vie et de la conscience. Le Principe d’humanité, cet évangile selon Jean-Claude, n’est alors rien d’autre en dernière analyse qu’une épître humaniste censée décréter autodafés et mises à l’index, et nous mettre en garde contre les « dérives » eugénistes et autres menaces ou « injonctions » scientistes – rappelons à toutes fins utiles que le terme anglais scientist signifie simplement scientifique. Cette prédication, on s’en doute, ne saurait s’accommoder d’une pensée construite pierre après pierre, à la fois attentive au détail et consciente de l’architecture générale. C’est pourquoi le gourd gourou Guillebaud recourre sans cesse – sans le moindre talent littéraire, soulignons-le – à de grossiers subterfuges rhétoriques et, lâchons le mot, démagogiques ; il veut prévenir toute tentative de distanciation intellectuelle, et s’il prétend réveiller les masses, ce n’est que pour mieux les hypnotiser avec son bric-à-brac religieux – sans parler des pages entières de sermons débonnaires où je vous mets au défi de discerner le moindre argument logique, en sorte que l’on se demande souvent, à sa lecture, si l’auteur a vraiment quelque chose à dire.
    Le plus fréquent, le plus discutable aussi de ces artifices destinés à guider le cheptel humain le long de ce sentier prétendument lumineux – bien qu’il soit surtout obscur –, consiste à ternir la recherche scientifique d’une négativité immanente, ontologique, presque luciférienne, au point que Guillebaud considère que toute philosophie purement matérialiste est un préalable à un holocauste à venir. Dès le premier chapitre, le ton est donné : « Nul doute que toutes les questions contemporaines sur la définition de l’homme nous rappellent quelque chose » [11] , écrit-il sournoisement, faisant explicitement référence à la Shoah. Trois pages plus loin, un encadré intitulé « Bétail, boue, ordure » reprend un extrait de Si c’est un homme de Primo Lévi. De fait, ce premier chapitre – de même que le chapitre consacré à l’eugénisme – est en grande partie consacré à la superposition du dessein nazi et des anthropotechniques, en sorte que ce rapprochement innerve le livre jusqu’aux dernières pages. Le but inavoué d’une telle manœuvre est évidemment de replacer le Mal au centre de sa réflexion – comme si les camps d’extermination étaient la conséquence de la seule technique – mais aussi de masquer l’absence patente de hauteur de vue, de cette structuration qui devrait selon Raymond Abellio caractériser toute pensée digne de ce nom. Réducteur de têtes hystérique mais malhabile, Guillebaud émonde aveuglément son objet d’analyse, le débarrasse de ses organes susceptibles de discréditer son homélie, jusqu’à ce que ne subsiste plus au final qu’une masse linéamentaire qui n’a plus qu’un lointain rapport avec l’objet d’origine. La Vérité importe peu à notre scribouilleur qui se contente d’établir des « principes » permanents, dogmatiques et invérifiables fondés sur des arguments moraux périmés, quoique hélas encore partagés par une écrasante majorité d’êtres humains.
    Ainsi, sous prétexte d’étudier de façon globale, c’est-à-dire dans leurs interactions, ce qu’il désigne arbitrairement comme les « trois révolutions » telles que présentées à partir de la page 36, à savoir les « révolutions » économique, informatique et génétique, Guillebaud confond les domaines de la recherche et leur exploitation économique par les multinationales : « L’hypothèse du clonage humain [demande-t-il dans un article du Monde diplomatique tiré du livre] ne réinvente-t-elle pas les catégories mentales de l’esclavage ? La génétique – avec ses quotients et sa prétendue « normalité » – ne risque-t-elle pas d’engendrer un racisme du troisième type ? ». Les risques d’applications industrielles du clonage sont bien réels en effet, mais avant de légiférer, nous ne pouvons faire l’économie d’une redéfinition précise, à l’aune des connaissances actuelles – et non des lieux communs qui forment la pseudo-pensée de notre éditorialiste –, de ce qu’est vraiment un être humain, c’est-à-dire de ce qui le distingue en droit des autres espèces. Or l’image de l’homo sapiens sapiens – qui n’est qu’un stade provisoire de l’évolution – tel que l’esquissent progressivement physiciens, généticiens, biologistes et cogniticiens ne correspond en rien au cliché grossièrement physicaliste que s’en fait poltron-Guillebaud. En matière d’éthique scientifique et de législation plus particulièrement, il est impératif de comprendre que l’homme, comme le rappelle Alain Prochiantz dans son livre Machine-esprit, ne se distingue pas exclusivement par sa capacité d’apprendre et de conceptualiser (ce que suggérait par exemple le protomatérialisme d’un Julien Offroy de la Mettrie). Prochiantz rappelle que « la réalisation des programmes de division, migration, différentiation, mort […] cellulaires résulte en la production d’un imago, toujours le même – caractéristique de l’espèce –, aussi vrai que tout un chacun sait distinguer un homme d’un macaque. » [12] Même incomplète, cette réalisation de l’imago fonde la spécificité humaine. Subséquemment l’handicapé mental, de même que le clone modifié dont on aurait bridé l’intelligence par manipulation génétique ou par chirurgie cérébrale, correspondent toujours à cet imago profondément inscrit dans notre corps et dans notre esprit, et ce en dépit de leurs déficiences génétiques ou accidentelles ; ils ne peuvent donc être exclus de l’humanité. L’utilisation de clones âgés de plus de 14 semaines in utero – âge limite des IVG – à des fins industrielles ou médicales devrait donc être totalement exclue.
    Mais Guillebaud n’a jamais qu’une connaissance fort vague et très secondaire des sciences cognitives et du génie génétique, qu’il regarde pourtant avec circonspection. Que les choses soient claires : je n’ai moi-même qu’un regard fragmentaire sur la question, mais il me semble que la moindre des précautions, lorsqu’on s’en prend sur cinq cents pages aux fondements même de ces sciences passionnantes, est de prendre connaissance des ouvrages de vulgarisation des chercheurs compétents. Au lieu de puiser les informations scientifiques à leur source, Guillebaud choisit soigneusement les siennes propres, par définition secondaires, parmi les commentateurs les plus proches de sa vision vitaliste et humaniste du monde – son humanisme étant celui des sectes et des églises, celui d’une foi increvable en un avenir meilleur. Dès lors, erreurs d’interprétation et mystifications en tous genres étaient inévitables – il suffira de citer sa réaction épouvantée dès qu’il s’agit de trouver quelque fondement biologique à l’homosexualité par exemple ; de même, il ne comprend pas que les travaux de Richard Herrnstein et Charles Murray (auteurs de The Bell Curve en 1994), même très contestables, ne sont pas sans valeur uniquement pour la seule raison qu’ils iraient à l’encontre des idéaux égalitaristes et humanistes – le but n’étant pas d’établir quelque hiérarchie mais bien d’essayer de comprendre le monde dans ses moindres détails (en l’occurrence, de chercher d’éventuelles relations entre QI, origine ethnique et réussite sociale). Or il ne suffit pas, pour réfuter une thèse, aussi choquante soit-elle, d’en dénoncer la récupération par l’extrême droite comme le fait Guillebaud en page 318 de sa chose ! Quant à Edward O. Wilson, le célèbre sociobiologiste deux fois prix Pulitzer, Guillebaud ne cesse de le traîner dans la boue, s’en prenant même à un article de Libération qui en fit en 2000 un portrait « plutôt élogieux » [13] , sans jamais accorder quelque attention à l’intérêt de ses travaux. On entrevoit alors le peu de rigueur de la démarche guillebaudienne.
    Passons rapidement sur la prétendue collusion entre bouddhisme et extrême droite (Guillebaud omettant ce faisant de rappeler que l’extrême droite française, historiquement, a surtout de nombreux liens avec l’intégrisme chrétien), passons aussi sur l’étrange comparaison entre bouddhisme et nietzschéisme – l’un comme l’autre prôneraient l’abdication de toute volonté d’infléchir le cours des choses ; c’est d’abord oublier que la pratique du bouddhisme – religion pour laquelle je n’éprouve aucune attirance particulière, soit dit en passant – vise avant tout à la libération (et non à l’acceptation) de la souffrance par la connaissance et l’ascétisme, c’est-à-dire en se libérant des causalités ; c’est oublier ensuite que Nietzsche vouait justement l’essentiel de sa réflexion au dépassement des contingences, autrement dit au lointain. Mais cette attaque contre Nietzsche est tellement injustifiée que je préfère ne pas m’étendre davantage ; s’imprégner des œuvres du philosophe allemand reste encore la meilleure défense.
    Passons encore sur l’inconséquente remise en cause du don d’organe qui serait selon Guillebaud une atteinte à l’intégrité de l’individu – sans doute s’attend-il à voir le membre greffé agir contre son gré, comme dans Les Mains d’Orlac [14], comme si la conscience était enclose dans la chair, comme si le bénéficiaire était possédé par l’âme du donneur… A croire que Guillebaud préfère veiller à l’intégrité d’un corps d’origine – sous-entendu : d’origine divine – plutôt qu’à la survie de malades ou d’accidentés... Au don utilitaire des hommes, notre humaniste oppose le don divin. Y toucher relève du Mal à l’état pur.
    C’est donc en toute logique que l’eugénisme devient pour Guillebaud la conséquence inéluctable du génie génétique. De manière générale, il traite de « savant fou » tout scientifique dont les travaux n’obéissent pas à son dogme - par exemple François Dagonet, qui dans Corps réfléchi (éd. O. Jacob), eût le malheur de ne point s’indigner de la possibilité future de procréer et de développer le fœtus in vitro… Ce à quoi je n’opposerais qu’une indifférence polie si Guillebaud n’était pas de surcroît hostile à toute manipulation génétique, y compris lorsqu’il s’agit de réduire les risques de malformation. Guillebaud, qui considère l’embryon comme une personne à part entière, s’oppose également à l’interruption volontaire de grossesse, même s’il y a constatation de malformation lors du diagnostic prénatal. Sont ainsi attaqués en particulier les techniques de procréation assistée, le tri préimplantatoire des embryons humains ou encore la thérapie génique et le clonage thérapeutique. Plus grave : ces pratiques seraient selon lui rien moins qu’eugénistes. L’usage de ce terme, loin d’être neutre, relève d’une démarche volontairement polémique – bien qu’il s’en défende – et lui sert en premier lieu à stigmatiser les domaines de la recherche qui transgressent sa vision du monde. Mais le Verbe grâce auquel Guillebaud ânonne ses billevesées n’est-il pas lui aussi susceptible de provoquer un holocauste ? Je ne sache pas pour autant qu’il ait décidé d’abolir le langage par principe de précaution…
    Guillebaud ne pouvait dès lors que condamner les propos de Peter Sloterdijk, qu’il ne prend d’ailleurs même pas la peine d’expliciter (faute de les avoirs lus ?). Réparons cette omission. Pour Sloterdijk, il « s’agit à présent de comprendre que même la situation fondamentale et apparemment irréductible de l’être humain, qui porte le nom d’être-au-monde et se caractérise comme l’existence ou comme le fait de se tenir à l’extérieur dans la clairière de l’Être, constitue le résultat d’une production dans le sens originel du terme - un processus où l’on guide vers l’extérieur et où l’on met au jour, pour une position relevant de l’extase, une nature jusque là plutôt voilée ou dissimulée et, dans ce sens, « inexistante ». » [15] . Autrement dit, il convient d’analyser l’homme non plus comme une créature matrice mais comme un produit, celui, en tout état de cause, « d'une production qui, elle-même, n'est pas homme, qui n'était pas menée par l'homme de manière intentionnelle, et il n'était pas encore ce qu'il allait devenir avant de le devenir » [16]. A écouter Guillebaud cependant : « Lorsqu’un savant, membre d’un comité d’éthique, s’oppose au clonage humain, il ne le fait pas au nom de la science elle-même mais d’un « autre chose » qui n’est pas d’ordre scientifique. » [17] Cet « autre chose », c’est évidemment son « principe d’humanité » aussi flou qu’indéfini. Peter Sloterdijk, plus sérieux, propose que la philosophie métaphysique, qui oppose « le spirituel, le propre et l’humain d’un côté, le concret, le mécanique et l’inhumain de l’autre » est en vérité erronée puisqu’elle « attribue [...] au sujet et à l'âme une pléthore de qualités et de facultés qui, en réalité, appartiennent à l'autre face. Dans le même temps, elle nie aux choses ou aux matériaux une foison de qualités qu'elles possèdent tout de même, à y regarder de plus près » [18].
    Guillebaud, qui n’a visiblement rien compris, semble toutefois un brin désemparé puisqu’il concède dans un autre article que « […] ce n'est pas la révolution génétique en soi qui pose problème – elle est évidemment porteuse de promesses considérables ». Certes ! Il ajoute cependant qu’il « ne parle pas seulement de l'application de leurs recherches mais de la direction même de ces recherches » Nous y voilà. Au lieu d’analyser la trame systémique où ses trois « révolutions » (qui ne sont d’ailleurs, à mon sens, qu’évolutions) s’entrelaceraient, Guillebaud en choisit arbitrairement les nœuds les plus spectaculaires (ici, « l’arraisonnement de la recherche scientifique elle-même par le marché ») à l’exception de tous les autres, faisant acte de réduction plutôt que de déduction. En guise d’étude systémique – rappelons que tout système obéit à quatre principes fondamentaux : interaction, globalité, organisation et complexité – il imagine des causalités linéaires en imputant par exemple au néolibéralisme l’apparition de nouveaux champs scientifiques comme la sociobiologie (ce qui est absurde : les travaux d’Edward O. Wilson sur les insectes sociaux sont unanimement reconnus par la communauté scientifique, y compris d’ailleurs par Axel Kahn, que personne ne peut raisonnablement accuser d’extrémisme ; et la sociobiologie prétend seulement expliquer un certain nombre de comportement par des facteurs biologiques, ce que nul ne saurait sérieusement contester…). La méthode Guillebaud n’est donc que de la poudre aux yeux, de l’eau bénite vendue comme de l’eau de vie. Les citations, le plus souvent inadaptées, servent uniquement à masquer l’inanité d’un discours fondé sur des lieux communs et un « bon sens » qui m’évoquent immanquablement ces mots du Désespéré de Léon Bloy : « Le sens commun dont la nature est d’étendre des tapis sous les pieds des foules, a ce privilège mythologique de devenir toujours plus fort en s’abaissant et de ramasser par terre ses victoires. […] Il est à n’avoir plus besoin de connaître ce dont il parle, et à ne plus lire du tout les livres qu’il a la prétention de juger dans ses harangues. » [19]. Guillebaud est comme Beauclerc, le critique auquel Marchenoir fait allusion : il ne sait pas de quoi il parle.
    En effet, si s’inquiéter des « dérives » éventuelles du clonage ou de la « brevetabilité du génome humain », ces tartes à la crème de l’éthique moderne, n’est pas a priori illégitime – encore que le prétendu consensus autour du clonage humain ne soit en fait qu’un mensonge supplémentaire de médias analphabètes, puisque de nombreuses personnalités, au nombre desquelles Simone Veil, Richard Dawkins ou encore le prix Nobel Francis Crick (co-découvreur de la structure en double hélice de l’ADN, également connu il est vrai pour ses positions extrémistes) furent signataires en 1997 de la "Déclaration en défense du clonage et de l’intégrité de la recherche scientifique" émise par l’Académie internationale de l’humanisme (en réaction, convient-il de préciser, à un inadmissible lobbying orchestré par le Vatican et les administrations Clinton, puis Bush) –, confondre ces dérives avec la recherche elle-même, interdisant ainsi toute réflexion sur les bénéfices qu’une partie d’entre nous – ou de nos descendants – pourrait en tirer, paraît en revanche beaucoup plus dangereux et procède d’un obscurantisme endémique [20] et bien-pensant. Le propre de toute découverte, de toute avancée n’est-il pas, a contrario, d’engendrer de nouveaux possibles ? Et le propre des sciences n’est-il pas de tâtonner, d’exprimer des hypothèses vérifiables ou réfutables en mettant au point, comme le rappellent les Mutants dans leur amusante exécution sommaire, des protocoles d’expérimentation ?
    L’essentiel, de mon point de vue, réside alors dans notre capacité à définir objectivement les limites du champ expérimental, à l’aune du respect de l’individu. Nous avons élucidé plus haut le problème du statut des clones ou des handicapés qui, parce qu’ils partagent notre imago, doivent être considérés comme des humains à part entière – encore une fois, pour tuer toute tentative d’asservissement ou de hiérarchisation des hommes, le meilleur argument est encore scientifique. Ceci étant admis, reste à aborder la question de l'origine biologique de la pensée, ou comment l'homme, d'une certaine manière, est sorti de la Nature.

    [10] J.-C. Guillebaud [2001], Le Principe d’humanité (Le Seuil, Points essais, 2002), p. 123.
    [11] Ibid., p. 21.
    [12] A. Prochiantz, Machine-esprit (O. Jacob, 2001) p. 72.
    [13] Op. cit., p. 317.
    [14] M. Renard [1920], Les Mains d’Orlac (Belfond, 1998). Voir aussi les adaptations cinématographiques successives de Robert Wiene (Orlacs Hände, All., 1924) ; Karl Freund (Mad Love, USA., 1935) ; Edmond T. Gréville (Fra., 1960).
    [15] P. Sloterdijk, La Domestication de l’Être (Mille et une nuits, 2000), p. 19.
    [16] Ibid., p. 36.
    [17] Op. cit., p. 455.
    [18] Op. Cit., p. 83.
    [19] L. Bloy, Le Désespéré (La Table ronde, la petite vermillion, 1997), pp. 210-211.
    [20] A tel point que le tsunami qui a récemment ravagé les côtes asiatiques a suscité en occident, pensez-y, un certain soulagement. Cette catastrophe, aussi terrible soit-elle, est en effet d’origine naturelle ; elle est alors comprise, inconsciemment, comme la réponse foudroyante de la nature à la puissance technique de l’homme symbolisée par Auschwitz et par les attentats du 11 septembre 2001, béances qui avaient sérieusement ébranlé la confiance de l’occident dans sa propre technique. La profonde culpabilité engendrée par une si intolérable consolation (renforcée par la localisation de la catastrophe et des victimes), expliquerait alors au moins partiellement cet « élan de générosité sans précédent » dont ont fait preuve, selon Michel Serres, les habitants des pays riches…

     

  • Des choses et des fantômes (pathétique Jean-Claude Guillebaud) - 1 - Tout doit disparaître

    « Nous creusons la fosse de Babel. »
    F. Kafka, Journal


    Si l’humanité était investie d’une mission, celle-ci ne pourrait être rien d’autre que la recherche de la Vérité, la quête de l’ordre sous-jacent de l’univers. Comprenez-moi bien : non une vérité revendiquée par quelque église entremetteuse mais bien LA VERITE ou plutôt, si pour une raison qui m’échappe ce mot pourtant essentiel vous indispose : la CONNAISSANCE ; à mon sens cependant, l’unique inspiratrice de cette mission n’est autre que l’humanité – oui, l’humanité elle-même, non pas un dieu hypothétique dont les fruits de notre quête de Vérité nous prouveront peut-être l’existence. Portons plutôt notre regard plus loin, plus haut que sur nos triviales contingences animales. L’heure est au désengagement, à la contemplation visionnaire des secrets de notre monde – à commencer par les découvertes de la biologie, de la physique quantique et de l’astrophysique, sciences qui pourraient bien nous permettre, un jour, d’approcher cette impossible Vérité, je veux parler, bien sûr, de celle des origines de l’Univers et, partant, des nôtres. Songez donc que l’homme est sur le point – soyez sûrs que ce n’est qu’une question de temps – de déchiffrer la structure et la mécanique de son génome, c’est-à-dire de ce qui en fait une espèce à part entière, différente des autres ; songez aussi qu’il perce peu à peu les secrets de l’infiniment petit, identifiant les particules et les lois qui en font quelque chose plutôt que rien ; songez encore qu’il peut aujourd’hui, grâce au génie d’un Newton, d’un Einstein, d’un Hawkins, observer les corps célestes, les étudier et même y envoyer ses propres artefacts. J’ai peine à croire que d’aucuns puissent ne pas ressentir cette crainte primitive, cet effroi et cet exaltation quasi mystiques à l’écoute de ces sounds of an alien world disponibles sur le site de l’ESA, reconstitués à partir des données envoyées par la sonde Huygens à un milliard et demi de kilomètres de notre Terre. UN MILLIARD ET DEMI ! Le fichier radar conversion, en particulier, qui reproduit les signaux radars renvoyés à la sonde à son arrivée sur Titan, ouvre en moi quelque abîme métaphysique et sensitif, comme si j’avais la faculté de me projeter instantanément sur le satellite de Saturne, par le travail simultané des sens et de l’intellect. Impression vertigineuse, belle et triste à pleurer, d’une solitude infinie. L’expérience, je le sais, peut paraître dérisoire aux yeux atrophiés d’un cheptel humain trop fasciné par son Saint Nombril – quelle indifférence en effet, à l’annonce de la réussite du projet Cassini/Huygens, que celle de nos contemporains, quel sinistre désenchantement du monde ! – ; j’ai quant à moi la conscience aiguë, à chaque nouvel exploit spatial, de vivre un événement unique quelles qu’en soient les coulisses politico-financières, insignifiantes au regard de notre nouvelle compréhension –, je me fais l’avatar de chair et de sang du Bowman de 2001 : l’Odyssée de l’espace. Combien fascinantes en effet sont ces périples de l’espèce, de la matière et de l’espace. Doit-on penser, comme n’hésite pas à le faire le stalker, que les béances de l’entendement humain ne sauraient ouvrir, de toute évidence, que sur le royaume de Dieu ? Certes ! Moi, l’athée, le Transhumain, le contempteur des obscurantismes, je l’affirme à mon tour : le doute n’est pas permis. Mais Dieu, m’empressé-je d’ajouter, n’est rien de plus à mon sens qu’un concept, une idée, et son royaume est aussi le nôtre. Dieu pourrait être un être supérieur tel que le dieu des Chrétiens, comme il pourrait être une machine, superordinateur-matrice générant un univers complet, ou encore pourrait-il s’avérer n’être qu’un homme, comme le suggèrent plusieurs romans de science-fiction, à commencer par les textes de Philip K. Dick, ou L’énigme de l’univers de Greg Egan qui met en scène le paradoxe suivant (déjà mentionné en par Stephen Hawking dans Une brève histoire du temps) : si le but des scientifiques est de dégager une théorie globale, unifiant toutes les théories et permettant d’expliquer l’univers dans son intégralité, cette théorie du tout s’inclut alors elle-même dans sa propre découverte... Mais peu importe en définitive. Car ce titre tant convoité de Créateur pourrait bien revenir en définitive à l’Univers lui-même, gouffre infini de Ténèbres et de Lumière, de Néant et d’Atomes, de Galaxies et de Pulsars, de Novas et de Trous Noirs. En l’absence de preuves, c’est cette dernière définition de Dieu – qui n’est donc plus l’affaire des théologiens mais des scientifiques, comme suggéré plus haut – que je retiendrai car elle est, entre toutes, à la fois la plus raisonnable du point de vue scientifique, et la plus folle du point de vue ontologique. Car si Dieu est en tout, il ne se distingue plus de rien. Ne croyez surtout pas cependant qu’en évoquant un univers mécanique, inchoatif et déhiscent, je me contente de jouer sur les mots, car nul n’a jamais été plus sérieux. Gardez seulement ceci en mémoire : il n’y a pas de but. Il n’y a pas même, à proprement parler, de chemin, ni même de direction (sinon a posteriori), y compris si notre monde est pure création. Du Big Bang, point zéro de notre espace-temps au-delà duquel nous ne pourrons sans doute jamais remonter – ne serait-ce que parce que le temps lui-même commence avec le Big Bang, parce qu’en d’autres termes, il n’y a pas, au propre comme au figuré, d’au-delà de notre espace-temps –, à la constitution de molécules plus complexes, du minéral à l’organique, de l’amibe au cerveau humain sans qui ni vous ni moi n’existerions vraiment, tout, absolument tout, est dénué de sens.
    Et tout, absolument tout, disparaîtra.
    Aussi quand un éditorialiste mondain référencé par le Who’s Who in France, opportuniste épigone d’Edgar Morin – dont il revendique avec ostentation l’amitié et la filiation intellectuelle –, quand un essayiste prosélyte et bavard sur lequel la hiérarchie de l’Eglise romaine – « ennemie de toute pensée libre et de toute philosophie » [1] selon les mots que Raymond Abellio place dans la bouche d’un personnage de La Fosse de Babel – exerce souterrainement une influence déterminante, quand un tel bonimenteur s’autoproclame défenseur de « l’humain de l’homme », entendant séparer au moyen d’un poussiéreux attirail biblique le bon grain de l’ivraie, autant dire ce qui chez l’homme – que Guillebaud transmue en un être forclos – relève de l’humain (l’Âme) et ce qui n’en relève pas (la matière), quand il nous livre le fruit de ses cathogitations anthropocentrées dans un essai largement diffusé et présomptueusement intitulé Le Principe d’humanité sans aucun respect pour les héros de la science qui consacrent leur vie, parfois jusqu’au sacrifice, à l’ébauche d’une réponse, quand cet imbécile prétend établir un tiède consensus contre les biotechnologies, alors comment ne pas nous éveiller à la plus vive, à la plus légitime méfiance ? Sans doute avons-nous même le devoir d’utiliser les ressources de la Toile – ce Labyrinthe obscur dont il nous faut extraire la lumière – comme d’un arsenal mémétique voué à la propagation de la Pensée qui s’oppose par nature à la doxa bien-pensante prêchée par le médiocre « écrivain, journaliste » Jean-Claude Guillebaud.
    L’imposture livresque de ce dernier, dont nous allons examiner une sélection de stupides arguties, était certes de nature à renforcer son crédit auprès de médias complaisants autant qu’ignorants (au premier rang desquels Télérama, vitrine officiel des bien-pensants), organes d’information inintelligents au point de braquer leurs grossiers projecteurs sur ces verbeuses élucubrations plutôt que sur l’analyse généalogique, épistémologique et visionnaire – en d’autres termes, autrement rigoureuse – d’authentiques philosophes comme Peter Sloterdijk (libre penseur accusé à tort d’obscurcir volontairement son propos [2] par les cerveaux flétris et foraminés de journalistes de pacotille), ou, pour rester dans la sphère dite du « grand public », comme Jean-Michel Truong, l’auteur de Totalement inhumaine [3]. Une baudruche de cet acabit – gibbeuse comme la lune et boursouflée comme un furoncle – était évidemment vouée au destin de best-seller qui sied parfaitement, au demeurant, au suintant consensus fanfaronné par l’auteur, c’est dire combien il m’apparaît urgent de dégonfler une œuvre dont la substance importe peu, seulement propre à alimenter la glose mièvre et technophobe de tous les idiots qui confondent encore humanisme et sentimentalisme. Le Principe d’humanité de Jean-Claude Guillebaud, paru en 2001 aux éditions du Seuil et réédité en poche l’année suivante, ce laborieux brouillon dont les épidictiques enthymèmes se sont depuis lors abondamment répliqués sur la Toile et dans la presse, répétés ad nauseam par les bons catholiques humano-humanistes de la bourgeoisie française comme d’ailleurs (ne les oublions pas) par les altermondialistes, prétend donc humblement préserver l’être humain de ses errances et nous délivrer du Mal – le Mal, dont il nous faut redire qu’il n’est qu’un jugement moral porté sur des événements. A l’exact opposé du transhumanisme tel que je le revendique [4] – c’est-à-dire, un transhumanisme débarrassé des dogmes ineptes dont voudraient l’affubler ses zélateurs pas moins illuminés que les nouveaux Croisés, croyants ou incroyants mais tous catholiques, qui sillonnent la Toile en se prenant pour des apôtres –, à l’opposé donc de l’approche de la science sinon progressiste, du moins méliorative [5] qui est la mienne, positiviste au sens comtien du terme, dénuée de finalité comme d’idéal eudémoniste ou futurocentré, mais motivée tant par la volonté d’améliorer les conditions de vie dans des domaines donnés que par une exigence éthique inébranlable, Guillebaud entend simplement ériger d’infranchissables murailles autour de la connaissance (ou du progrès qui, selon Victor Hugo, n’est pourtant rien moins que le « mode de l’homme » [6]), non pour la protéger mais pour l’emprisonner dans une « chambre haute » où l’homme, pour reprendre la métaphore kierkegaardienne, converserait avec Dieu – car comme l’écrivait Schopenhauer : « les religions sont comme les vers luisants : pour briller, il leur faut de l'obscurité » ; le dessein occulte de ce triste prosateur est ainsi de subsumer l’évolution des savoirs au plus profond d’une forteresse ténébreuse, de terrasser la tour de Babel comme les kamikazes d’Al Qaida anéantirent les Twin Towers, de sceller la boîte de Pandore que l’homme – cet « animal qui transgresse l'interdit des portes closes » selon George Steiner – entrouvrit lors son inexorable éveil à la conscience ; Guillebaud veut ainsi figer la matière en mouvement, disperser l’énergie vitale pour mieux préparer sa retraite dans cet au-delà imaginaire et permanent qu’il espère avec tant de crainte et de conviction, trop faible pour accepter son putrescent devenir, trop aveugle aux signes abandonnés à notre intention pour envisager la mort non comme une résurrection mais comme le recyclage de la matière, la réorganisation des particules physiques dont notre esprit n’est assurément qu’une lointaine et formidable conséquence – dont la réalité métaphysique, en dernière analyse, est imputable à la Physis et à rien d’autre. Jean-Claude Guillebaud ne met plus seulement en accusation les applications scientifiques dérivées de la recherche, mais bien la recherche elle-même, par une absurde diabolisation de la science et des techniques qui succède historiquement à leur sanctification par les optimistes béats du Progrès.
    Je ne reviendrai pas sur les inquiétudes, souvent légitimes il est vrai, de notre pathétique essayiste, inquiétudes suscitées entre autres par la « brevetabilité du vivant », la main-mise du marché sur la recherche ou la prolifération des anthropotechniques ; je concentrerai donc mon attention sur cette stigmatisation sans nuance, voire outrancière sous son épais vernis d’œcuménique tolérance, des anthropotechniques, que l’auteur dresse en rempart contre sa propre angoisse. C’est cette croisade hystérique, approximative et grandiloquente contre la science – et non uniquement contre le scientisme, comme il le prétend –, où sont inconsidérément convoqués Nuremberg, Auschwitz et Primo Lévi, que je vais m’efforcer de désarticuler dans ce texte-fleuve que je conçois non seulement comme une critique, mais aussi, et surtout, comme un manifeste. Fin de partie, ai-je souhaité intituler mon blog : par cet emprunt à Beckett [7], mon dessein était d’évoquer à la fois la mort de Dieu dont l’odeur de charogne qui imprègne « tout l’univers » [8] nous rappelle que la vie se repaît de viande froide, et celle de l’attente, insupportable tourment qui interdit tout accomplissement, toute plénitude ; mais encore je veux célébrer l’extinction du monde ancien, celui de la foi et des illusions dont se bercent les croyants, et préparer l’avènement du monde blanc, froid et décharné – mais non moins fascinant – de la Connaissance. Cette critique de la doxa guillebaudienne et des fantasmes qu’elle charrie inlassablement sera ainsi pour moi l’occasion de relayer, au-delà de la simple occurrence d’un livre indigeste à la portée somme toute relative (et dont les incohérences ont déjà été recensées sur le site des Mutants) [9] , ma vision d’un monde dénué du dieu des croyants comme d’ailleurs de son absence – mais non point dénué de Dieu au sens que nous avons évoqué plus haut –, ma représentation matérialiste et immanente – et néanmoins transcendante – de l’homme, du vivant et même, pourquoi non, de l’inerte. Un monde peuplé de choses et de fantômes.


    [1] Raymond Abellio, La Fosse de Babel (Gallimard, L’imaginaire, 1984), p. 88.
    [2] Il est vrai que la lecture de Règles pour le parc humain (Peter Sloterdijk, Mille et une nuits, n°262, 2000) ou de La Domestication de l’Être (Peter Sloterdijk, Mille et une nuits, n°296, 2000) exige un certain niveau de concentration, tandis que la prose glucosée de Jean-Claude Guillebaud, apôtre du genre humain, ne nécessite qu’une confiance absolue et préalable en Sa Parole.
    [3] Jean-Michel Truong, Totalement inhumaine (Les Empêcheurs de penser en rond, 2001).
    [4] Sans forcément souscrire à l’intégralité des principes extropiens tels que définis ici (en voici une traduction française).
    [5] Lire P.-A. Taguieff, Du Progrès (Librio, 2001).
    [6] Victor Hugo, Les Misérables [1862] (Livre de poche, 1972), T. III, p. 291. Nous reviendrons sur cette notion de progrès, que contrairement au poète, je n’affuble d’aucune naïve positivité, d’aucune négativité intrinsèque et, surtout, d’aucun but.
    [7] Il n’est sans doute pas anodin qu’un chercheur en intelligence artificielle se soit penché sur un texte court de Beckett, l’expérimental et ascétique Bing (in Têtes mortes, Minuit, 1972).
    [8] S. Beckett, Fin de partie (Minuit, 1957), p. 65.
    [9] Lire leur réjouissante « exécution sommaire de Jean-Claude Guillebaud ».