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  • Au cœur de Ténèbres de Dario Argento - 17 - Régrédience

     

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    « Il faut rechercher dans la conscience ce que le rêve nous révèle de rapports avec le présent (réalité) et ne pas s’étonner d’y retrouver gros comme un infusoire le monstre que nous a révélé le verre grossissant de l’analyse. »

    H. Sachs, cité par S. Freud, L’interprétation des rêves 

     

    Peter Neal mort, le film peut prendre fin, doit prendre fin, avec lui ce sont ses angoisses, ses pulsions de mort qui disparaissent, précisément celles qui sous-tendent l’esthétique du film ; ce sont aussi celles du spectateur qui, apaisées, sont provisoirement enterrées. Autrement dit la jouissance qu’éprouve le spectateur (mâle, essentiellement) à violer, avec la complicité de la caméra, les corps féminins du tranchant d’une lame, lui permet de se délivrer, momentanément, de ses propres désirs (amoraux, car inconscients). Ici, le spectateur, sujet d’une expérience, est bien plus qu’une simple cible commerciale, bien plus qu’un esprit à contenter ou à manipuler : il est une pièce indispensable de la mécanique du film, qui se nourrit de son inconscient pour mieux le neutraliser. À cet égard Ténèbres agit comme le rêve ou le fantasme, soupapes de sécurité de notre santé mentale. Dans son essai L’homme ordinaire du cinéma[56], Jean-Louis Schefer estime avec justesse que le film n’est pas l’accomplissement du désir, mais qu’il « ne fait que le légitimer ». Cette distinction essentielle permet à la fois de saisir les limites du film comme catharsis, mais aussi, pour nous, de mieux appréhender la réussite de Ténèbres (pour J.-L. Schefer encore, le cinéma n’opère-t-il pas une suspension du monde ?).

    Christian Metz a relevé dans Le film de fiction et son spectateur (Étude métapsychologique)[57] les différences et similarités entre film et rêve, ainsi que leur apport dans la compréhension de la relation film / spectateur. Ainsi pour l’auteur, contrairement au spectateur dont la vision du film est un acte conscient et volontaire, le rêveur ne sait pas qu’il rêve[58], par conséquent le rêve est un processus psychique endogène. Le leurre est donc plus efficace mais le rêve, produit pendant le sommeil, s’adresse directement à l’inconscient. Un film, en revanche, n’est vu qu’à l’état de veille : le leurre est donc consenti, et pour cela n’en n’est que plus redoutable (Christian Metz considère le cinéma classique comme une « pratique d’assouvissement affectif »[59]). Par ailleurs un film est le produit du fantasme d’autrui : l’accomplissement du désir du spectateur est donc moindre que s’il s’agissait de son propre fantasme, l’esprit ne peut modeler les images et les sons en fonction de ses désirs. Ceci tient évidemment au caractère exogène et progrédient du film, c’est-à-dire qu’il nous fait progresser normalement, car en état de veille, de la perception à l’inconscient (ou au préconscient), tandis que le rêve est régrédient, de l’inconscient à la perception. L’état filmique n’en amorce pas moins une régrédience partielle, grâce à la prise en compte par le spectateur du signifié comme réalité, et donc à l’éviction du signifiant (l’aspect technique). Comme le rêveur, le spectateur est en outre en état de sur-réceptivité, objet d’un arrêt, certes partiel, mais réel, de sa motricité, mais au contraire du rêveur, qui, répétons-le, ne sait pas qu’il rêve, l’élaboration secondaire (mise en forme logique), une des forces déterminantes dans la création du contenu manifeste du rêve (c’est-à-dire, la reconstruction du rêve à l’état d’éveil), est dominante lors de la réception du film. Le spectateur sait pertinemment que le film n’est qu’un film, mais il est victime d’une baisse institutionnalisée de sa vigilance (comme pendant le sommeil, mais partiellement seulement). : le film ressemble alors plus au fantasme, dont la régrédience est inachevée puisque n’atteignant pas la perception, qu’au rêve proprement dit. Comme le fantasme, le film naît de la contemplation et se regarde dans la solitude. Fantasme d’un étranger, le film admet la possibilité du dé-plaisir, mais lorsqu’il s’impose comme « bon objet » – le terme de « projection » n’est pas anodin –, au sens kleinien, alors la jonction s’opère.

     



    [56] P. Schaeffer, L’Homme ordinaire du cinéma, Gallimard, 1980.

    [57] C. Metz, Le Film de fiction et son spectateur (Etude métapsychologique) in Le Signifiant imaginaire, Christian Bourgois (choix / essais), 1993.

    [58] Sigmund Freud fait toutefois remarquer à ce propos, dans la Traumdeutung, que parfois le rêveur est parfaitement conscient d’être dans un songe.

    [59] Op. cit.,p.134.

  • Au cœur de Ténèbres de Dario Argento - 16 - Chronique d’une mort annoncée

     

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    « Pah, ils sont tranquilles, je suis emmuré de leurs vociférations, personne ne saura jamais ce que je suis, personne ne me l’entendra dire, même si je le dis, et je ne le dirai pas, je ne pourrai pas, je n’ai que leur langage à eux, si si, je le dirai peut-être, même dans leur langage à eux, pour moi seul, pour ne pas avoir vécu en vain, et puis pour pouvoir me taire, si c’est ça qui donne droit au silence, et rien n’est moins sûr, c’est eux qui détiennent le silence, qui décident du silence, toujours les mêmes, de mèche, de mèche, tant pis, je m’en fous du silence, je dirai ce que je suis, pour ne pas ne pas être né inutilement, je le leur arrangerai leur sabir, après je dirai n’importe quoi, tout ce qu’ils voudront, avec joie, pendant l’éternité, enfin avec philosophie. »

     

    S. Beckett, L’innommable

     

     

    Le talon obscène de la fille de la plage, phallus d’un homme devenu femme, autrement dit, qui a littéralement perdu son pénis, est sinon la cause première, du moins l’objet symbolique du traumatisme subi par le personnage dont l’univers mental nous est projeté. Nous ne nous étonnerons donc pas qu’un autre substitut phallique, une sculpture, délivre Peter Neal de son angoisse et des désirs meurtriers qui en découlent : c’est en effet embroché par une œuvre plastique avant-gardiste, composée d’un assemblage de cônes métalliques acérés, que finit Peter Neal, cloué à la porte d’entrée de la maison d’Elsa. Mais avant cela, Ténèbres est parsemé de symboles phalliques et/ou de castration, dont nous allons citer quelques exemples. Lorsque Bullmer est assassiné, le gros plan montrant son chapeau tombé au sol n’est évidemment pas fortuit : la perte du couvre-chef est manifestement un simulacre de décapitation, dont on sait qu’elle est souvent une castration symbolique ; or Peter Neal avait de bonnes raisons, de son point de vue, de s’en prendre à la virilité de son agent. Autre exemple, le violent coup de genou qu’assène Elsa Manni dans les parties d’un clochard lubrique ; Peter Neal est certes étranger à cette scène, sur le plan strictement narratif, mais ne perdons pas de vue que l’espace filmique de Ténèbres n’est ni l’œil, ni le monde : seulement un entre-mondes esthétique, interzone qui à la manière détournée des rêves nous (re)présente le monde tel qu’il est perçu par l’écrivain psychotique, ou plutôt, tel qu’il serait perçu par lui si ce dernier était une caméra. L’inspecteur Giermani, quant à lui, avoue à son assistante Altieri, à la suite d’une course-poursuite avortée, qu’il aurait préféré bénéficier de la collaboration d’un collègue masculin, plus puissant, plus rapide : il souligne ainsi, en même temps que ses faiblesses la féminité même de la jeune femme, c’est-à-dire : son absence de pénis. Et pensons encore au cas, déjà étudié, des armes des assassins, éminemment phalliques et castratrices. Par ailleurs, le faux rasoir que Peter Neal utilise pour simuler son suicide peut être envisagé, par sa facticité même, comme l’aveu d’une impuissance sexuelle : le rasoir symbolise en effet le pénis, mais aussi son impuissance (puisqu’il est un substitut), par conséquent un rasoir factice, donc incapable de tuer, est un substitut lui-même inefficace, déficient – le substitut d’un substitut. En d’autres termes, la véritable raison d’être de la fameuse scène du faux suicide, est qu’elle annonce par son tour de passe-passe l’impasse dans laquelle s’est fourvoyé Peter Neal et, bien sûr, sa mort imminente…

    Cette impasse, du reste, était son objectif initial. Ténèbres est un monde de faux-semblants où chaque personnage est berné par l’illusion. L’espace diégétique lui-même, et non plus seulement le cadre, est subjectif (ni l’œil, ni le monde) : voilà qui explique pourquoi l’écrivain, un américain à Rome, s’approprie si bien la ville, contre toute logique (et surtout contre les lois régissant le giallo). Le héros est coupable mais aussi victime (Berti est assassiné, Neal fut humilié adolescent). Le texte lu en prologue, tiré du roman Tenebrae de Peter Neal, dit ceci : « L’impulsion était devenue irrésistible. Il y avait une seule réponse à la violence qui le torturait. Alors il commit son premier meurtre. Il avait brisé le tabou le plus profondément enraciné en lui. Il ne se sentait ni coupable, ni angoissé, ni effrayé, il se sentait libre. (…) ». Neal, le véritable sujet de ces quelques lignes, ne se sentirait donc pas coupable – seulement libre. Les repères habituels du spectateur sont pervertis : si l’écrivain s’avère effectivement coupable, on ne peut en revanche affirmer avec certitude que les flash-back, qui constituent la matrice de l’univers esthétique du film, sont ses propres souvenirs. La dernière phrase du prologue, qui fait suite au passage mentionné ci-dessus, est la suivante : « Toutes les humiliations qu’il avait subi pouvaient être balayées par cet acte très simple d’annihilation : le MEURTRE ! ». L’annihilation en question n’est pas seulement celle de la société mais aussi, et surtout, celle de sa propre personne. Ténèbres est en effet le récit plastique d’un suicide, d’une tragique autodestruction.