Le Bodhicaryâvatâra de Shantideva par Alexis Lavis – 3 (06/05/2019)

Prajnâpâramitâ Hridaya Sutra (sûtra du coeur) par Houyang Xun, 635.

 

 

Celui qui jouit en rêves cent ans de bien-être sera réveillé

Et un autre,heureux pendant une petit heure, réveillé

 

Il est certain qu'au réveil de tous deux, leur bonheur se sera évanoui.

Leurs existences, brèves ou longues, au moment de la mort, reviennent au même.

[VI, 57-58]

 

Nous avons vu que le Bouddhisme mahâyânique se présentait comme un grand vaisseau de navigation sur l'Océan de la vacuité. « Comme le dit Nâgârjuna : "la vacance est la cohérence du Dharma." Néanmoins, de quoi la vacance est-elle vacance ? Quelle est la portée de sûnyatâ dans l'horizon du Madhyamaka qui constitue, pour l'ensemble du bouddhisme, l'école qui en propose l'interprétation la plus radicale »1, demande Alexis Lavis au début du troisième chapitre de La Conscience à l'épreuve de l'éveil.

 

Le Madhyamaka, c'est la voie médiane, ou voie du Milieu du Grand Véhicule, à laquelle appartient le Bodhicaryâvatâra de Shântideva. Elle consiste, en quelque sorte, à rejeter toute interprétation absolue de l'être ou du non-être : postuler l'existence ou la non-existence, ce n'est toujours que vues de l'esprit. Comment, dès lors, envisager la question ? Le Bouddha et les disciples de la Voie du Milieu proposent deux manières très particulières d'y répondre : jamais par l'opposition d'arguments, mais par le silence, comme nous l'avons vu, ou par le tétralemme, deux approches qui montrent « l'impasse que représentent l'être et le non-être ; cette impasse ayant été nommée par les bouddhistes sûnyatâ, vacance »2. Autrement dit, « ce dont la vacance est vacance est donc avant tout de l'être et du non-être »3.

 

Cette position médiane, anti-ontologique, anti-parménidienne (pour le philosophe l'être est, le non-être n'est pas), est absolument essentielle pour comprendre le Bouddhisme mahâyânique : sûnyatâ, comme anâtman, ne signifient pas l'absence d'existence (des choses, des phénomènes, de l'être ou de soi), « mais absence d'existence propre »4 : absence d'identité propre (l'essence), absence de substance propre (l'actualisation de l'essence chez Aristote, « c'est-à-dire comme le "ce sur quoi" (sujet) porte les identités »5). Voilà donc, nous rappelle l'auteur, qui tranche radicalement avec l'οὐσία (ousia) aristotélicienne, l'essence, donc, ou nature propre, telle qu'elle se saisit, selon le Stagirite, par le logos (λὸγος) ou l'eidos (ἕιδος).

 

Il s'en est sans doute fallu de peu qu'Aristote poussât jusqu'au bout son analyse de l'être – et qu'à la métaphysique et à l'ontologie, il substituât la vacance. Mais pour lui, le discours étant apophantique, il révélait l'être : même s'il lui reconnaissait un caractère insaisissable (qu'on peut rapprocher d'anityaprincipe dont Alexis Lavis conteste la traduction habituelle d'impermanence, sans toutefois proposer mieux6), il s'agissait toujours de saisir l'essence par l'analogie et par la description. Bergson, en revanche, retournait le problème : se représenter un objet, c'est lui donner une existence – et l'objet n'existe qu'en tant qu'il est représenté. Autrement dit, l'objet représenté EST, sans pour autant que son existence soit essence. Or, telle est précisément la position Mâdhyamika sur la vérité, telle qu'exposée dans le Bodhicaryâvatâra : « Deux vérités ont été reconnues, l'une est phénoménale, l'autre radicale. Le réel est inaccessible à l'intelligence, l'intelligence est dite phénoménale »7. Il ne s'agit surtout pas de postuler deux réalités distinctes, comme un ici-bas et un là-haut ou un là-bas (le Bouddhisme réfute la métaphysique, et le Sûtra du Coeur nous enseigne que la vacuité n'est pas différente des formes, et que les formes ne sont autres que la vacuité), mais bien de signifier deux ordres – phénoménal et radical – d'une même vérité. La vérité ultime, ou radicale8, c'est sûnyatâ, la vacance de l'être. Et pour les penseurs madhyamika comme Chandrakirti, la réalité phénoménale (samvrtisatya) n'est qu'un « voilement »9 de la vérité radicale (paramârthasatya). Aussi l'éveil, qu'Alexis Lavis retraduit en la veille par un détour chez Lévinas, peut-il être défini comme un dessoulement de l'être ou, mieux encore, lucidité, « ce qui correspond magnifiquement à ce que le bouddhisme entend par prajñā. La veille n'est pas connaissance mais lucidité et c'est en cela qu'on la qualifie d'ouverture sans possibilité de fermeture au paramārthasatya. »10

 

La réalité phénoménale (dont le mode d'apparition est le pratîtyasamutpâda, connu en France comme « coproduction conditionnée », traduction jugée malheureuse – parce que trop liée aux idées de production et de causalité ou de déterminisme – par Alexis Lavis qui propose plutôt « apparaître systémique », peut-être plus juste mais à vrai dire guère convaincante ; l'important, néanmoins, est de bien comprendre que les phénomènes ne sont pas autoproduits, mais co-apparaissent selon un mode purement systémique : « Rien n'est par soi-même en tant que substance, mais apparaît à la faveur d'une interrelation »11) est donc voilement, mais aussi manifestation de la vérité radicale, en ceci qu'elle « consiste à voir au coeur de l'étant qui se montre, c'est-à-dire des phénomènes, ce que cache leur apparition, c'est-à-dire l'absence de nature propre, la vacance (śūnyatā) »12. En d'autres termes, puisque la vérité radicale ne saurait être saisie, la samvrtisatya « est ainsi vérité phénoménale, mais aussi vérité du phénomène qui est à la fois monstration et occultation, présence et absence, ni être, ni non être, ni être et non être, ni ni être ni non être. […] Disons le mieux : c'est en tant que vérité phénoménale (samvrtisatya) que la vérité radicale (paramārthasatya) se "révèle", c'est-à-dire accède au statut même de vérité, parce qu'elle est en elle-même insaisissable, insignifiante et en cela essentiellement cachée tel un mystère »13.

 

1 A. Lavis, La Conscience à l'épreuve de l'éveil (éd. du Cerf, 2019), p. 116.

2 Op. cit., p. 126.

3 Ibid.

4 Op. cit., p. 129.

5 Op. cit., p. 128.

6 L'auteur propose éventuellement « non-éternité » « puisque l'éternité, étant hors du temps, se fonde toute entière sur l'identité parfaite de soi à soi : "Je suis celui qui est", dit l'Éternel (et sans doute rien d'autre!) » (op. cit., p. 133).

7 Shântideva, Bodhicaryâvatâra IX-2, cité par A. Lavis, op. cit., p. 137.

8 L'adjectif ultime fait trop écho, pour l'auteur, à la notion d'absolu hégélien, qui est éveil de la conscience, alors même que l'éveil bouddhiste ne se manifeste pas par la conscience mais par la présence, ainsi que nous l'avons évoqué précédemment. Il lui préfère donc celui de radical.

9 Op. cit., p. 147.

10 Op. cit., p. 143.

11 Op. cit., p. 157.

12 Op. cit., p. 152.

13 Ibid.

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