L’Éveil à l’épreuve de la conscience (17/04/2019)

Comme les étoiles, les mouches volantes ou la flamme d’une lampe,

Comme une illusion magique, une goutte de rosée ou une bulle,

Comme un rêve, un éclair ou un nuage :

Ainsi devrait-on voir tous les phénomènes conditionnés.

Sûtra du Diamant

J’aurais pu faire renaître ce blog sur un autre livre que celui-ci, par exemple La Conscience à l’épreuve de l’éveil, l’ouvrage absolument lumineux et décisif d’Alexis Lavis (lecture, commentaire et nouvelle traduction du Bodhicaryâvatâra de Shântideva), ou d’autres grands livres de la tradition et de l’étude bouddhiques, voire d’autres traditions, mais nous aurons tout le temps d’y revenir. Par ailleurs, il se trouve qu’Alexis Lavis et Robert Wright nous donnent à voir, avec leurs livres, deux propositions fondamentalement divergentes d’un Bouddhisme occidental. Et si l’une d’entre elles s’abreuve aux sources – linguistiques, historiques, philosophiques mais aussi expérimentales – de la pratique, l’autre, celle que nous allons brièvement examiner ici, témoigne de la difficulté, pour nos esprits façonnés par Socrate, Aristote et Descartes, et dés-orientés par des traductions occidentalisées, de saisir la voie bouddhique dans toute sa cohérence, et dans toute sa radicalité.

 

Aussi sympathique et positive soit-elle (ce que nous ne saurions lui reprocher), la démarche du journaliste américain Robert Wright affiche d’entrée de jeu son objectif en intitulant son livre : Le Bouddhisme a raison (et c’est scientifiquement prouvé). Dans une perspective mahâyâniste, pour laquelle la voie empruntée est en réalité son propre but, affirmer que « le Bouddhisme a raison » n’a guère de sens. Raison contre qui ? Contre les autres traditions spirituelles ? « La Vérité, rappelait Walpola Rahula dans L’Enseignement du Bouddha, n’a pas d’étiquette […]. La vérité n’est le monopole de personne ». Et prétendre fonder les préceptes du Bouddhisme par la science relève d’un superbe contresens, à l’origine même des contradictions exprimées par l’auteur dans son livre. Il faut dire que Robert Wright, adepte de la méditation dite de « pleine conscience » (dont le nom même affiche une ambition qui n’a que peu à voir avec l’horizon bouddhique dont elle s’inspire pourtant, puisque la voie de l’Éveil exige l’effacement de la conscience ou, disons plutôt, son retrait – comme l’oiseau qui laisse la place au ciel bleu, ou la bouteille qui se vide pour être remplie) essaie bien de désamorcer dans son avant-propos le caractère péremptoire de son titre, avec des propos plus nuancés, en revenant notamment sur la notion toute relative de « vérité », mais non sans s’empêtrer à nouveau et en permanence dans ses incohérences qui, toutes, procèdent d’une méconnaissance de la nature profonde de la voie de l’Éveil – ou d’un excès de conscience (ainsi justement ses longues tergiversations sur la conscience, entendue par les sûtras comme le cinquième Agrégat – qui veut, en un sens, que la pensée pense d’elle-même -, mais que l’auteur voudrait malgré tout sauver de l’épochè demandée par les exercices spirituels bouddhiques), ce qui, au fond, revient au même.

 

Dans son premier chapitre, Robert Wright compare la pratique bouddhique au dilemme auquel Neo, le personnage de Matrix incarné par Keanu Reeves, est confronté : continuer de vivre dans un monde illusoire, ou « choisir la pilule rouge » et ainsi, je cite, « vivre librement en toute connaissance de cause ». Tout le livre consistera dès lors à montrer en quoi la réalité authentique, ouverte par l’absorption de la pilule rouge, est confirmée par l’observation scientifique. Or, c’est là que le bât blesse : la voie bouddhique ne consiste pas tant à connaître qu’à gagner en lucidité ; par l’étude des enseignements et par la pratique de la méditation – à comprendre et à faire l’expérience des principes d’impermanence, d’Anâtman et de coproduction conditionnée, à comprendre et à faire l’expérience des quatre Nobles Vérités comme de leur contradiction (sûtra du Cœur : « Il n’y a même ni souffrance, ni origine de la souffrance, ni cessation de la souffrance, ni voie vers cette cessation »), autrement dit, comprendre et faire l’expérience de la « réalité ultime » qui, cependant, ne saurait être catégorisée, étiquetée, essentialisée ou « prouvée » scientifiquement – c’est pourquoi elle est appelée Sunyata, que l’on traduit généralement par « vacuité » (et qu’Alexis Lavis traduira par « vacance au cœur du réel », à savoir : l’absence d’une existence propre) ; la voie bouddhique est bien une voie qu’on emprunte, pas une pilule qu’on avale. Et encore cette voie n’est-elle pas rectiligne, mais vaste comme l’océan.

 

Il me faut ajouter que je suis arrivé au Bouddhisme justement parce qu’il me paraissait avoir compris, mieux que tout autre courant spirituel, religieux ou philosophique, la véritable nature de notre univers et de ses lois – et parce qu’il me semblait déceler dans notre vision tronquée de l’existence la source première de nos maux (souffrances, mal-être, insatisfaction, de quelque façon qu’on traduise dukkha). Cette conviction, je l’ai acquise par la conjonction d’une pratique méditative dans un dojo Zen, et de la lecture d’un livre, les Questions à un maître Zen de Taisen Deshimaru, qui ne m’ont pas tant ouvert les yeux que dessoûlé l’âme. L’art Zen de toujours répondre à côté, de littéralement dé-router le disciple ou le lecteur, qui découle en fait de logiques systématisées par le Mahâyâna (notamment avec Nâgârjuna et son usage du tétralemme : ni « être » ni « non-être », ni « être et non-être », ni « ni être ni non-être ») mais qu’on pourrait presque dire intrinsèque au Bouddhisme, consiste toujours à déjouer les réflexes conditionnés de la conscience.

 

Or, Robert Wright n’en entreprend pas moins dans son livre d’éclairer la pratique bouddhique à la lumière de la sélection naturelle : selon lui, nos déterminismes évolutionnistes (nos comportements induits par des besoins primaires de reproduction, de sécurité, etc.) étayent la doctrine bouddhique du non-Soi : nous serions agis par des « modules » de notre esprit qui, tous, auraient une fonction précise en terme de survie. Ce n’est pas que ce soit faux, et à vrai dire, les questions posées par Robert Wright ne manquent pas d’intérêt – l’on trouvera profit, probablement, à prendre connaissance de certaines théories de l’esprit : n’est-ce pas justement par la phénoménalité que la vacuité nous est donnée à voir ? Mais à trop décrire les interrelations comme des mécanismes – aussi utiles soient-elles, psychanalyse et psychologie cognitive ne sauraient ouvrir à la spiritualité et à a la sagesse -, on perd de vue le caractère océanique de la vie – et de la voie.

 

L’on ne saurait, en vérité, accéder à une véritable compréhension du Bouddhisme par une simple série de métaphores et d’arguments à la façon d’une conférence TEDx – ce à quoi le livre ressemble assurément – mais seulement, guidé par les enseignements et par la pratique de la méditation, en le vivant, non de loin en loin, mais profondément et, si possible, en permanence. Accordons à l’auteur que ce n’est pas chose aisée. Il me semble pourtant que la pratique elle-même, et la fréquentation de textes qui nous confrontent à notre appréhension réductrice du monde, comme certains sûtras ou les meilleurs écrits de la voie médiane, est plus propice à l’engagement dans la voie de l’Éveil, que cette approche désespérément cartésienne, qui accouche, par exemple, d’un discours ambivalent sur les bienfaits de la méditation : l’auteur est tiraillé sans cesse entre sa quête d’une vie personnelle plus équilibrée, plus bienveillante, plus saine d’une part, et l’aveu du but réel de la pratique d’autre part, dont les bienfaits ne doivent se concevoir que comme des effets collatéraux. Même le Bouddhisme du Theravâda, dont la pratique est fondée sur l’horizon sans forme du Nirvâna et non sur l’océan sans limite de l’Éveil, n’a pas grand chose à voir avec une quelconque « réalisation » personnelle. Si l’auteur, qui hésite confusément entre le suprême détachement de l’Arhat (dont il redoute les conséquences nihilistes) et le dévouement compassionnel du Bodhisattva (qui lui paraît - à tort - incohérent avec le principe de non-Soi), préfère ne pas se dire bouddhiste, c’est assurément parce qu’il n’en partage pas totalement les principes – ou, disons, parce ceux-ci se heurtent aux solides remparts de sa pensée discursive.

 

Il faut néanmoins rendre justice au journaliste qui, en dépit de ses résistances et contradictions, a cependant eu, au cours de ses longues méditations, l’intuition de la réalité phénoménologique du Bouddhisme - et même, osons, du Mahâyâna. Ses conclusions s’avèrent finalement plus nuancées et, in fine, plus justes, que ses prémisses : par la méditation, et par la compréhension, malgré tout, et quand bien même, comme chez lui, donc, confirmés par la science, des grands principes bouddhiques, autrement dit lorsqu’on fait l’expérience de la double nature de la réalité, phénoménale et comme vacuité, alors on progresse sur la voie de l'Éveil : l'on fait preuve de discernement et de lucidité, et l’on participe effectivement, comme par surcroît, à une vie elle aussi plus juste. Et même si le livre m’a laissé avec l’impression d’un vide impossible à combler, d’une mélancolie née du hiatus entre la voie mahâyânique de l’Éveil et celle, fondamentalement laïque, de la pleine conscience suivie par l’auteur, saluons la sincérité d’un geste qui a au moins le mérite de son principal défaut : une pensée critique poussée dans ses propres retranchements ; une fois retranchée d’elle-même en effet, que restera-t-il de cette pensée, sinon Sunyata ? Peut-être Robert Wright réussira-t-il finalement, à force de persévérance, à se projeter dans l’immensité océanique de l’Éveil – et à rejoindre la cohorte des Bodhisattvas.

 

Puisse en tout cas son livre préparer la route de la roue du Dharma dans nos contrées.

 

Gasshô.

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