Les Démons de Dostoïevski (27/09/2015)

Qui sont, au juste, les Démons de Dostoïevski ? Parmi ses nombreux personnages, lesquels peut-on qualifier de démoniaques ?

Nicolaï Svévolodovitch Stavroguine ? Un « démonillon », pour reprendre son propre terme, que le chapitre « Chez Tikhone », plus connu sous le titre de « La confession de Stavroguine », nous révèle hanté par un crime infâme. Fédka, le brigand, assassin et pilleur d'icônes ? Un simple exécutant, au service du plus offrant – lui au moins paraît échapper à l'ambiguïté générale. Piotr Stepanovitch Verkhovenski ? Le traducteur André Markowicz le qualifie à raison de « méphisto raté » (on l'imagine, comme son père pathétique, Stépane Trofimovitch, en diablotin à la Georges Méliès), et conclut : « Or, le titre Les Démons désigne le phénomène, cette tempête obscure du poème de Pouchkine qui porte le même titre ». C'est sans doute très juste, et l'on ne peut nier le caractère prophétique de ce grand roman du nihilisme, mais il me semble qu'un autre Méphistophélès, autrement plus habile que Verkhovenski, œuvre discrètement, quoiqu'au grand jour, dans Les Démons.

Son nom ? Nous n'en connaissons qu'une partie – Anton Lavrentiévitch G. Autrement dit : le narrateur. Confident intime de Stépane Trofimovitch, le chroniqueur des Démons nous rapporte les événements quelques mois plus tard, d'abord en tant que témoin direct, apparaissant alors comme un scribe fidèle, honnête et, il faut le dire, un peu naïf (honnête, vraiment ? G. a beau louer les vertus de son ami Stépane, il ne l'en fait pas moins passer pour un pique-assiette ridicule…). Puis surviennent des scènes reconstituées, avec force détails, à partir de témoignages recueillis auprès de différents protagonistes – du moins, quand ce point de vue omniscient est même justifié : qui aurait bien pu lui parler d'une scène aussi intime que celle de la chambre du gouverneur ? Comment aurait-il eu connaissance des pensées les plus secrètes de ses personnages ? Qui est-il, pour être capable de nous répéter, mot pour mot, les aveux de Stavroguine chez Tikhone ? Dostoïevski balayait la question du revers de la main : « Tout est vrai », prétendait-il. Il est pour le moins étrange que les commentateurs s'en soient souvent contentés. Certains font état d'incohérence, de faiblesse narrative, ou attribuent ces bizarreries aux contraintes éditoriales de l'époque. D'autres suggèrent qu'il s'agit tout simplement d'un changement de narrateur. Rien de très convaincant, d'autant que si le « je » se fait parfois plus rare, il finit toujours par se rappeler à notre bon souvenir.

N'est-il donc pas plutôt possible d'envisager que les récits contés par notre mystérieux jeune homme soient, sinon pures inventions, du moins contaminés par ses mensonges ? Son inaction est-elle vraiment innocente ou ne participe-t-elle pas plutôt de la conquête du chaos sur la bourgade anonyme ? Anton Lavrentiévitch G-v pourrait bien être le pire des Démons, celui qui manipule tout, les êtres, les paroles, les pensées – au moins les lecteurs. « Je suis persuadé que les choses se sont passées ainsi », lâche-t-il parfois. Et nous autres, plus naïfs que lui, de le croire sur parole. Anton Lavrentiévitch G-v est une ombre, dont les autres ne s'aperçoivent qu'à peine de l'existence. C'est lui, le véritable Méphistophélès du roman.

 

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