La Lune n’est pas pour nous de Johan Heliot (03/04/2006)

Voici la deuxième livraison de ma « chronique des nouveaux mondes », publiée dans La Presse Littéraire n°2, en janvier 2006. Elle reprend en partie une ancienne critique, jadis disponible sur Mauvais Genres en Bibliothèque, de La Lune n’est pas pour nous de Johan Heliot.

 

 

 

La Lune n'est (peut-être) pas pour nous

 

Le mois dernier, je vous entretenais des transfictions, ces récits qui, selon Francis Berthelot, transgressent les lois de la narration ou du réel, ces nouvelles et romans qui construisent des ponts entre les genres, entre les mondes. A priori, les romans de Johan Heliot sont des candidats idéaux. Le premier d’entre eux, La Lune seule le sait (Mnemos, 2000), nous contait les rocambolesques aventures d’un certain Jules Verne dans l’Empire fasciste d’un Napoléon aidé d’inquiétants extraterrestres, les Ishkiss. C’était naïf, c’était too much, mais son humour primesautier, son entrain à toute épreuve, eurent tôt fait de trouver leur public. Ecrivain doué et d’une inégalable modestie, Johan Heliot s’est donc fait en cinq ans l’emblématique représentant d’une littérature populaire à l’ancienne, sans autre ambition que nous divertir.

Parmi ses nombreuses publications récentes – signalons les parutions en 2005 de Faerie Thriller chez Mnémos, de Führer Prime Time aux éditions du Rocher, et de Alter Jeremy chez Mango Jeunesse  –, accordons quelque attention à La Lune n’est pas pour nous. Cette suite de La Lune seule le sait, dont le titre est un hommage à la trilogie noire de Léo Malet, nous plonge dans une Europe prématurément dominée par un IIIe Reich aussi grotesque que terrifiant. La France, en particulier, est dirigée par une clique d’extrême droite (Maurras, Brasillach et consort) prête à tous les compromis avec l’ennemi tandis que, protégés par la technologie pacifiste des Ishkiss, les résistants sélénites coulent des jours paisibles sur le satellite terraformé. Le Führer ne l’entend évidemment pas de cette oreille : il lance l’opération Toit du monde, vaste campagne de recherche scientifique censé mener à la destruction pure et simple des positions lunaires…

Chez Johan Heliot les idées fusent, les fusées rugissent et les bons mots le disputent aux slogans anarchistes. Certes, l’auteur n’a pas son pareil pour transmuter son imagination fertile en récits trépidants ; certes, les probabilités pour que vous n’atteigniez pas la dernière page de ce livre sont extrêmement faibles. Mais à l’exception notable d’un mauvais space opera (La Harpe des étoiles), les romans d’Heliot finissent par tous se ressembler. Son incontestable inventivité – pensons à cette prodigieuse intelligence artificielle de trois kilomètres de diamètre (le Versuchmodell), tapie dans les sous-sols de Berlin ! pensons aussi à l’habile référence au Maître du Haut Château de Philip K. Dick, avec Erich von Stroheim en guest star – reste prisonnière du registre trop étroit du pastiche pour imposer vraiment son univers. A l’exploration de nouveaux continents esthétiques, Heliot préfère hélas la futilité d’une douce évasion, d’un confortable retour vers un passé fantasmatique – moins un pont entre les mondes qu’un amusant voyage d’agrément.

En guise d’inventivité plastique, Heliot n’a en effet rien de mieux à nous offrir qu’un verbe gouailleur dont on se lasse vite à moins d’être un inconditionnel des dialogues à la Audiard. Les dirigeants nazis sont pour la plupart tellement caricaturaux qu’ils en deviennent amusants (il faut voir son Goering, auprès duquel Papa Schulz serait passé pour un grand sec à la Beckett…), sauf peut-être Leni Riefenstahl, dont les méthodes de propagande n’auraient pas déparé dans notre société moderne. Entre la ligue qui s’accommode du joug des Allemands et les fringants lafarguistes réfugiés sur la lune, il y a tout un monde dont l’absence nous renseigne surtout sur la vision gentiment libertaire et bien pensante de l’auteur…

Johan Heliot, donc, a du talent à revendre mais n’a pas encore témoigné de ce qui fait le prix de la science-fiction, celle qui pour Gérard Klein, si l’on en croit sa préface à la réédition de son premier excellent roman, Le Gambit des étoiles : « n’est pas seulement une évasion, mais une autre façon de regarder le réel, de le découvrir neuf, de ménager dans la représentation qu’on s’en fait une ouverture sur le possible. »[1] On mesure alors combien Heliot gagnerait à quitter le domaine rassurant du pastiche feuilletoniste pour inventer le récit d’aventure du 21e siècle. Que le chef d’œuvre d’Heliot naisse !

 

La lune n’est pas pour nous, Johan Heliot, Mnémos, Icares, 2004, 312 pages, 18 €.

 



[1] G. Klein, Le Gambit des étoiles, Livre de poche, « Science-Fiction », 2005, p. 14.

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