Et Expecto - 4 - Rigor mortis (26/07/2005)

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Devant le corps inerte de mon père, je suis d’abord resté interdit, incrédule aussi. Pour la première fois, je voyais la mort en face.
Le silence.
Le froid.
La pâleur.
Puis vint la tristesse, légère, imperceptible. Déjà, je comprenais que la mort est inéluctable, qu’elle est même la condition sine qua non de la vie, la deuxième face d’une même pièce.
Mais déjà, je comprenais aussi que je ne pourrais jamais l’accepter.
Devant le cadavre paternel baignant dans son sang tiède, vieillard rendu à la poussière d’où il venait, je ne ressentis pourtant rien d’autre qu’une indicible angoisse viscéralement liée à l’idée, terrifiante, de ma propre finitude.
Mon propre dépérissement.
La dégénérescence.
La maladie.
La Mort.
J’ai vérifié que le pouls était définitivement muet avant de téléphoner d’abord aux pompiers, puis à ma mère, ma pauvre mère, et aux autres membres de la famille. Bien que Roland ne fût pas croyant, on lui consacra une cérémonie religieuse en bonne et due forme, avec grand orgue et messe sinistre à souhait. Je n’ai pas assisté à ce cirque macabre – seulement à l’enterrement proprement dit. Je n’aime pas qu’on me tire les larmes des yeux comme on extrait une verrue d’une peau grasse. Mais surtout, si mon athéisme s’accommode bien d’une certaine idée de la méditation ou de la spiritualité – voire du mysticisme le plus exalté –, l’Eglise et ses dogmes, ses rituels et ses incantations, ses ânes liturgiques et ses bigots bêlants ne m’inspirent que colère et aversion. Je n’ai nullement besoin d’un tel décorum – ces pitreries superstitieuses – pour célébrer la mémoire de mon père. Si ce dernier vit encore quelque part, ce n’est certes pas dans la nef d’une église qu’empoisonnent l’encens doucereux et les humides chuintements des fidèles récitant leurs stupides prières, mais plutôt dans l’écheveau complexe de mon cerveau. Roland poursuit-il son existence, Œil immobile rivé dans l’esprit de ses proches, écrit et réécrit par leurs cerveaux-matrices ? J’aime à le penser. Ne suis-je pas moi-même une fiction créée chimiquement par un cerveau hypothétique ?
Ou le souvenir, kaléidoscope de fragments biographémiques, d’un mort réinventé par l’un de mes proches ? sublimé par ses fantastiques réminiscences ?
Suis-je, en définitive, déjà mort ?...


Mon hypothèse n’est pas pour me déplaire. Si l’au-delà des chrétiens me paraît définitivement hors de propos, foutaise pour demeurés incapables de penser le monde par eux-mêmes, l’idée d’un multivers à tiroirs où les existences individuelles s’imbriqueraient les unes dans les autres, s’engendreraient les unes les autres, n’a en revanche rien de saugrenu.
J’ai souvent le sentiment de perdre contact avec la réalité. Pendant un laps de temps difficile à déterminer, car alors le temps lui-même se répand en sarcasmes à mon encontre, tout se suspend et j’ai alors l’impression troublante de n’être qu’un simulacre, l’ombre d’une caverne dont je ne sais rien.
Je ne suis pas croyant, vous l’avez compris : comme mon père, je suis avant tout matérialiste. Si quelque chose aurait dû fatalement nous rapprocher, mon père et moi, c’est bien ce legs d’un rapport logique et cartésien au monde. Du point de vue de Roland, renier tout élément irrationnel était une façon de revendiquer une liberté à laquelle il n’avait pas accès, c’était un leurre, et son athéisme une religion – marxiste – qui n’osait dire son nom.
Mon matérialisme, en revanche, s’est vite imposé à moi comme la seule philosophie, paradoxalement, qui permette la transcendance, la seule qui puisse en tout cas répondre à l’absurdité de l’existence – un matérialisme qui accorde une place toute particulière à l’art (qui crée une ouverture sur la réalité, la vraie, celle que recouvre l’épais vernis des apparences), à la science (qui nous rapproche chaque jour un peu plus de Dieu), à la métaphysique enfin, articulation des deux autres, trait d’union miraculeux produit par la machinerie futuriste du cerveau humain, ce qui nous distingue des autres animaux ; et au corps, comme objet d’expérimentation, comme tremplin vers le mysticisme, support organique de la conscience.
La concrétion charnelle au creux de son aisselle, cette bombe mi-sexuelle, mi-pathogène, est ainsi née de mon corps comme l’enfant du ventre de Marie.
Matérialisation de la neuromachine à écrire prisonnière de mon crâne, cette forteresse brisée.


Immaculée Conception.

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