Monsieur Pain, un cauchemar de Roberto Bolano (22/07/2005)

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« J'aime certains traits biographiques qui, dans la vie d'un écrivain, m'enchantent à l'égal de certaines photographies ; j'ai appelé ces traits des “biographèmes”. »
Roland Barthes, La Chambre Claire.


Depuis sa mort le 14 juillet 2003, nous découvrons (ou redécouvrons) l’œuvre du poète et romancier chilien Roberto Bolano, notamment grâce à Christian Bourgois et aux Allusifs. C’est ainsi chez ce dernier éditeur qu’est paru en 2004 Monsieur Pain, roman étonnant écrit au début des années quatre-vingt. Anvers (C. Bourgois, 2004), roman noir expérimental influencé par William Burroughs, déroutait par le décalage constant opéré par de très courts chapitres dont l’agencement en ellipses et surimpressions construisait une sorte de puzzle incomplet en trois dimensions où apparaissaient motifs et figures, flics et cadavres et scènes pornographiques. Dans Amuleto (Les Allusifs, 1999), nous suivions l’itinéraire intérieur d’une jeune uruguayenne, amie d’un groupe de poètes, enfermée treize jours durant dans les toilettes de la faculté de lettres de Mexico lors de son invasion en 1968 par l’armée, et confrontée à ses souvenirs comme à ses visions du futur.
Monsieur Pain propose une narration plus classique même s’il ne faut guère plus de quelques pages pour que la banale réalité objective se lézarde et soit parasitée par un univers absurde, inquiétant et fantomatique, presque kafkaïen, où les personnages croisés par Pain, ombres de la caverne, s’avèrent aussi fascinants qu’intangibles – au point qu’on les dirait sortis de L’invention de Morel de Bioy Casarès. L’action se déroule à Paris en 1938, alors que l’Espagne est secouée par la guerre civile. Pierre Pain, acupuncteur aux poumons brûlés et rompu à l’art du mesmérisme, tente de sauver le poète Vallejo, atteint d’un hoquet mystérieux et promis à une mort certaine. Contrairement à la médecine moderne, qui s’avoue impuissante à guérir le malade, Pain paraît sur le point de remédier à son mal mystérieux, presque par hasard, presque malgré lui, conscient de son origine non pas physiologique mais occulte – on devine ici l’opposition sous-jacente de la froide objectivité clinique et de l’hypersensibilité poétique. Pain – pain, en anglais, ne signifie rien d’autre que douleur ! –, pris au piège de ses circonvolutions mentales, semble alors s’immerger à son tour dans les méandres incertains d’un monde expressionniste et paranoïaque, projection schizophrénique de la profonde culpabilité qui le ronge. S’il se croit poursuivi par des Espagnols hostiles, victime d’un complot rien moins que démoniaque, il se perd aussi dans le dédale cauchemardesque de la Clinique Arago où est hospitalisé Vallejo, architecture non euclidienne à la mesure de son enfer psychologique.
Sacrifions aux lieux communs : Monsieur Pain est un roman labyrinthique et surréaliste – où nous croisons d’ailleurs, indirectement, Aragon lui-même – ; c’est donc sans surprise que je mentionnerai les noms de Jorge Luis Borgès et d’Adolfo Bioy Casarès, influences déterminantes et pleinement assumées par Bolano, au même titre d’ailleurs que Marcel Schwob et ses Vies imaginaires, que lit Monsieur Pain. Dans sa préface, Bolano écrit que « presque tous les faits qui se sont rapportés se produisirent dans la réalité. […] Pain lui-même est réel », de même qu’Amuleto ne relate, selon l’auteur, que des faits authentiques – ce qui le différencie nettement de ses deux maîtres argentins. Seulement Roberto Bolano, en véritable artiste de la biographie, n’agit pas en historien mais en poète ; comme Borgès il ne cherche jamais à reproduire le Réel dans sa totalité mais bien à puiser dans cette réalité, à en choisir, tel un peintre visionnaire, les éléments qui lui permettront d’atteindre la beauté – c’est-à-dire, comme l’écrivait Marcel Schwob dans sa préface aux Vies imaginaires (éditions Ombres), à « créer dans un chaos de traits humains. ». De Pain, ou de son alter ego authentique, l’auteur ne restitue par l’alchimie du Verbe qu’un chant biographémique à l’inquiétant réalisme magique.
La tension jamais démentie de ce roman noir fantastique – qui ne verse jamais dans l’ésotérisme de foire –, culmine-t-elle ainsi dans l’extraordinaire passage du petit cinéma où Pain, dupé par l’un de ses persécuteurs étrangers, retrouve Pleumeur-Bodou, ancienne connaissance engagée en Espagne aux côtés des fascistes, tandis que défile sur l’écran un film étrange où leur ancien camarade Terzeff – qui s’est suicidé pour de troubles raisons que nous supposons ésotériques – apparaît mystérieusement au cours d’un flash-back utilisant manifestement un matériau documentaire tourné à l’époque du muet. Les dialogues du film et ceux des personnages s’entrelacent sans jamais se confondre complètement, en sorte que l’essentiel ne saurait nous échapper : pour Terzeff, le suicidé présent dans les images d’archives du film déjà évoqué, « toute mort avait une fonction rituelle ». Ainsi la mort de Vallejo, qui paraît délivrer Pierre Pain de ses démons – pour mieux l’abandonner à sa solitude pathétique –, prend-elle alors les allures d’un obscur cérémonial dont Pain serait à la fois victime et maître d’œuvre. Victime coupable aurais-je dû écrire, car Monsieur Pain est assurément un grand roman sur les œuvres souterraines, ténébreuses et lumineuses, de la Culpabilité.

Robert Bolano – Monsieur Pain. Les Allusifs, 2004. Trad. de l’Espagnol par Robert Amutio. 15 euros, 156 pages.

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