Et Expecto - 1 - Hugo Klossowski (01/05/2005)

medium_hr_giger_biomechanicalinterior.jpg

Nécropolis-Centre, Station Pernety, ligne 13 du métro, direction Saint-Denis / Asnières Gennevilliers. Cette portion du quai est saturée de métroglodytes agglutinés comme du bétail près de la sortie. Comme si parcourir quelques mètres supplémentaires leur était aussi insupportable que de marcher sur des braises ardentes. Comme si le prix de cet effort dérisoire prévalait sur son bénéfice potentiel.
Notre homme est là. Il fend la foule, assisté par le faisceau photonique d’un front luminescent aux rides aussi fines que des circuits intégrés, sérigraphie cutanée quasi phosphorescente sous les radiations exsangues de l’éclairage artificiel à deux cents Lux froidement prodigué par la voûte de la station.
Il est grand, il est beau, il est fort : Hugo Klossowski, pour vous servir, parfum Aqua di Gio Armani, pantalon de coton noir, pull-over à col roulé graphite et long manteau de cuir anthracite. Parfois, on lui dit qu’il se la joue, qu’il voudrait, l’imbécile, se donner des airs du Néo de Matrix. Il aimerait, c’est vrai, pouvoir façonner l’espace-temps à sa manière, se mouvoir au ralenti, élégant et racé au milieu de ses lourds congénères, figés par le bullet time. Laisser s’exprimer, sans freins, sans contre-feux, sa volonté de puissance. Mais je vais vous avouer une chose : il n’est pas dupe.
Je le sais, parce que voyez-vous, Hugo Klossowski, c’est moi.

Je me fore un passage à travers la jungle humaine en jouant nerveusement des pieds et des mains ; mes Kickers rutilantes m’ouvrent la voie, noires machettes épileptiques à couture apparente taillant bras, jambes et abdomens, acier rageur dérisoire à l’ère des armes de destruction massive : elles sont ma réponse logique d’homme-paragraphe mutant au roman-fleuve du terrorisme international.
Mais quoi qu’il m’en coûte, je suis aussi la parfaite incarnation de ce que j’abhorre par-dessus tout : cet ordre structural, métastatique et impersonnel, agencement machinique et atomique d’éléments en apparence – mais en apparence seulement – spécifiquement individuels. Tout en moi, j’en suis douloureusement conscient, transpire la normalité la plus aboutie, jusque mon dandysme d’apparat – la médiocrité humaine dans toute sa gloriole. Je voudrais me croire différent, affranchi du conformisme écoeurant qui corrompt tous ces hommes et ces femmes sagement emmaillotés dans leurs vêtements de saison… Il me suffit pourtant de scruter les visages derrière les masques, de croiser les regards dans lesquels j’entraperçois des mondes étrangers mais familiers, pour réaliser qu’ils sont rigoureusement mes semblables, excepté peut-être sur un point précis, intime, inavouable : mon corps à moi, extérieurement tout à fait normal, est en train de muter. Littéralement. C'est-à-dire que mon corps n’est pas seulement en train de vieillir ou d’atteindre un nouveau stade de maturité, comme une nouvelle et anachronique puberté, mais bien de se transformer en profondeur, de se reconfigurer complètement. Ce matin, je me suis réveillé avec le sentiment d’être un autre, comme un disque dur reformaté après redémarrage automatique. Vous ne pouvez pas savoir à quel point c’est une impression bizarre. Après les rebouteux, le rebooté. Il y avait un problème de volume, je le devinais confusément, comme une érection mal placée.
Je déterminai rapidement l’origine de mon trouble. Elle était là, palpitante, sous mon aisselle gauche, improbable, inquiétante. L’excroissance charnelle ne se souciait aucunement de moi, oblongue incongruité nonchalamment alanguie dans un petit repli graisseux comme l’antenne télescopique d’un talkie-walkie. Emettrice/Réceptrice, sans doute… mais alors, où était l’autre émetteur/récepteur ? Et surtout, qui était au bout du fil ? La chose ne provoquait aucune douleur, aucune sensation particulière sinon cette sourde angoisse liée à la découverte et à la nouvelle image de mon corps mutant.
Les hypothèses les plus extravagantes ont afflué : irradiation nucléaire ; expériences secrètes du gouvernement ; attaque biologique d’Al Qaida. Ou même, pourquoi pas, la preuve ontologique de l’existence de Dieu. Peut-être suis-je le personnage transfictionnel d’un docteur Moreau métaphysique… Se pourrait-il que cette nouvelle page de ma vie ne soit tout simplement pas réelle ?
Ne riez pas, je vous prie. Ce n’est pas si absurde après tout : Au commencement était le Verbe nous enseignent les Ecritures, et la science n’est pas en reste puisque certains astrophysiciens, et non des moindres, n’écartent pas l’hypothèse d’un univers dont les lois ne seraient régies que par les consciences qu’il englobe – l’homme ou, s’il en existe, des intelligences extraterrestres. Un univers inchoatif à la structure infinie. De quoi, en tout cas, donner quelques idées retorses aux écrivains paranoïaques.
Ce que la science est peut-être en train de découvrir, ou du moins de rendre possible, cette vérité que vous n’êtes pas prêts à entendre, stupides athées, croyants naïfs, ne manquera pas de faire l’effet d’une bombe mégatonnique. Le onze septembre 2001, cette apocalypse initiatrice du terrorisme métalocal, annonçait en effet l’aube crépusculaire d’un inframonde intermédiaire. Et la perforation, puis la chute des Tours jumelles du World Trade Center, point critique reproduit à l’infini sur les écrans de télévision et sur l’Internet, a enfin rendu visible aux yeux des mortels leur propre superficialité et, in fine, leur propre virtualité… La science seule possède les clés du salut universel : l’univers n’est peut-être qu’un livre, ou du moins sa métaphore, un biblion ni sacré ni profane que l’homme doit déchiffrer sans relâche pour espérer survivre.
Je me demande si le morceau de chair apparu ce matin ex nihilo sous mon aisselle n’est pas le stigmate de cette nouvelle évolution. Ne vous méprenez surtout pas : je ne crois pas à la prédestination. Rien ne permet d’envisager que le Créateur soit conscient de son Œuvre. Non, je serais plutôt le produit d’un Ecrivain Automatique, le fruit aberrant d’un processus surréaliste à l’échelle de l’univers.

20:50 | Lien permanent | Commentaires (1) | |  Facebook | |  Imprimer